Par René FIEVET
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À l’origine, le texte qui est ici proposé n’était pas destiné à être publié sur le site de l’association HSCO. Il a été écrit en réponse à un article publié par Laurent Joly dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine (RHMC) au dernier trimestre 2023 : Anatomie d’une falsification historique (RHMC, 2023/3, numéro 72). Cet article était une critique en règle du livre que nous avons publié, Jean-Marc Berlière, Emmanuel de Chambost et moi, au début de l’année 2023 : Histoire d’une falsification (L’artilleur, 2023).
Notre réponse a été double : tout d’abord, Jean-Marc Berlière a immédiatement adressé un courrier à la RHMC dans lequel, sans aborder le fond du sujet, il signalait quelques erreurs factuelles dans l’article, qui méritaient d’être portées à la connaissance des lecteurs de la RHMC (notamment des propos de Paul Morand faussement attribués à Pierre Laval). Surtout, il s’étonnait qu’une revue supposée « savante » accepte de publier les propos inélégants de Laurent Joly à notre égard, contenant notamment de lourdes allusions à notre âge (avancé). Pour ma part, je fais également l’objet d’une caractérisation d’ordre psychiatrique (je suis un « esprit bizarre, quelque peu paranoïaque »). Bien entendu, cet étonnement ne concernait que la RHMC, car nous savons par expérience que Laurent Joly est un adepte du dénigrement portant sur les personnes. La RHMC n’a pas publié la lettre de Jean-Marc Berlière, et n’a pas eu la courtoisie de lui adresser une réponse, ne serait-ce qu’à titre personnel et confraternel.
Ensuite, il fallait aborder le fond du sujet. J’ai donc écrit ce texte, dans lequel je réponds point par point à l’argumentation de Laurent Joly. Je l’ai adressé à la RHMC pour publication, en faisant valoir qu’il aurait, selon moi, toute sa place dans sa rubrique Débats et combats qui avait accordé son hospitalité á l’article de Laurent Joly. La RHMC a refusé de le publier, sans d’ailleurs fournir la moindre explication. Il faudra donc que la RHMC ajoute un adjectif à l’intitulé de sa rubrique : Débats et combats asymétriques.
Je ne souhaitais pas que mon texte tombe complètement dans les oubliettes. Non pas tant par vanité d’auteur que parce que je considère que la mise en cause dont nous avons été l’objet, par le biais d’une publication ayant pignon sur rue dans le domaine de l’historiographie, ne doit pas rester sans réponse. Je remercie donc vivement HSCO d’avoir accepté de donner une existence à ce texte.
René Fiévet
La Revue d’histoire moderne et contemporaine (RHMC) a publié récemment un long article de Laurent Joly à propos d’un livre, Histoire d’une falsification, écrit par Jean-Marc Berlière, historien de profession, et deux historiens « amateurs », Emmanuel de Chambost, et l’auteur de ces lignes, René Fiévet [1]. S’agissant de la critique d’un livre, la longueur inhabituelle du texte de Laurent Joly pourrait laisser penser que le livre en question a suscité chez lui le plus grand intérêt sur le plan historiographique, dans un domaine où il est un spécialiste reconnu. En fait, il s’agit de tout autre chose : Laurent Joly semble s’étonner lui-même de devoir consacrer autant de temps à un livre qu’il qualifie de pamphlet, et dont la valeur sur le plan de l’écriture de l’histoire est, selon lui, pour ainsi dire inexistante. Mais il y a une raison au vif intérêt qu’il manifeste pour ce livre, et il s’en explique :
« (Ce livre) ne vient pas de nulle part. Il s’inscrit dans une histoire de l’histoire de Vichy et des crimes de la collaboration qui, depuis des décennies, ont suscité toute une littérature visant à en minimiser la gravité, jusqu’aux récentes provocations d’Éric Zemmour … selon lequel « Vichy a protégé les juifs français et donné les juifs étrangers » …[2] Il convient donc d’identifier la mouvance à laquelle le livre peut être à bon droit rattaché du point de vue de sa généalogie intellectuelle. »
Tel est donc l’objet de l’investigation de Laurent Joly, que la RHMC a souhaité porter à la connaissance de ses lecteurs dans sa rubrique (fort judicieusement dénommée) Débats et combats. Le débat en question concerne un sujet d’ordre historiographique qui porte sur deux points principaux : en premier lieu, le lien entre la législation antisémite d’octobre 1940 et la complicité du gouvernement de Vichy dans la « solution finale » ; ensuite, la nature exacte de l’accord passé entre le gouvernement de Vichy et les Allemands au moment des déportations de juillet-août 1942. Du point de vue de l’écriture de l’histoire, il s’agit sans conteste de deux sujets de la plus extrême importance pour ceux qui souhaitent mieux comprendre les évènements de cette période tragique.
Pour bien mesurer la portée de ce débat, on commencera par mettre en exergue les propres écrits de Laurent Joly sur le sujet dont il est ici question. Une première citation vient de son livre L’Etat contre les juifs :
« Et l’historien suscite parfois l’étonnement quand il rappelle que les rafles de 1942 visaient essentiellement des juifs apatrides, que l’étreinte nazie était redoutable, que Vichy, aussi collaborateur et antisémite qu’il ait pu être, n’a accepté de procéder aux rafles massives qu’à la condition d’en exclure les juifs français et que, au bout du compte, 16% de ceux-ci ont été déportés, contre 40% pour les étrangers » [3].
Tout ce qu’écrit Laurent Joly est exact, y compris la locution adverbiale « au bout du compte » qui donne une des clés de l’explication du taux de survie des juifs français par rapport aux juifs étrangers au cours de cette période. Il se trouve que c’est exactement la thèse que développe Jean-Marc Berlière dans le livre. Laurent Joly a-t-il écrit cela il y a vingt ans quand il était un tout jeune historien, auquel cas il aurait pu changer d’avis à mesure de ses recherches et découvertes dans les archives ? Ce n’est nullement le cas : son livre a été écrit en 2018 et réédité en 2020. Mais peut-être, après tout, a-t-il changé d’avis depuis 2020. On peut vérifier cela en se reportant à un commentaire qu’il a fait tout récemment à propos de ce même livre, figurant dans une note de bas de page :
« (Jean Marc Berlière) peine à comprendre ce qui s’est réellement joué en 1942. Il ne prend pas la mesure de la concession absolument exorbitante du chef de la police René Bousquet aux Allemands le 2 juillet 1942, qui, précisément, fait dès lors de Vichy un complice de la politique nazie, contrairement à 1941 et à 1943-1944, où l’État français était et redeviendra l’exécutant des rafles antijuives décidées par l’occupant. » [4].
Il se trouve que Laurent Joly a mal lu ce qu’a écrit Jean-Marc Berlière, car c’est exactement la thèse que ce dernier développe dans le livre : la complicité de Vichy dans la déportation est effective quand il s’agit de livrer des juifs étrangers ou apatrides aux Allemands, mais elle cesse quand ces derniers veulent s’en prendre aux juifs français.
A la lecture de ces deux citations, on comprend tout de suite que l’écriture de l’histoire, au sens académique du terme, n’est pas en cause dans cette affaire. La vérité est largement connue, les historiens travaillent sur les mêmes documents, et il n’y a guère de véritable débat entre eux sur la réalité des évènements dont il est ici question, si ce n’est peut-être sur des points de détail. Le débat porte plutôt sur leur interprétation, et le sens qu’on souhaite leur donner. Ainsi, par un formidable effet de miroir, Laurent Joly apporte quasiment à chaque ligne de son article la démonstration de ce qui est écrit dans le livre dans le livre qu’il critique, à savoir que nous sommes en présence d’une dérive idéologique de certains historiens, portés à développer un récit uniment culpabilisateur et sans nuance sur le régime de Vichy au cours de cette période. C’est ce que l’on peut appeler une histoire-réquisitoire, essentiellement à vocation mémorielle. Lire la suite et télécharger l’article entier => FIEVET René – Ecriture de l’Histoire ou récit sur l’Histoire
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[1]. Jean-Marc Berlière, Emmanuel de Chambost, René Fiévet, Histoire d’une falsification, Paris, L’Artilleur, 2023.
[2]. On notera tout de suite que, selon Laurent Joly, le fait d’écrire que le gouvernement de Vichy a froidement sacrifié les juifs étrangers pour protéger les juifs français revient à « minimiser la gravité » du crime commis. On s’interrogera dans la suite de ce texte sur le sens à donner à cette étrange proposition.
[3]. Laurent Joly, L’État contre les juifs, Paris, Flammarion/Champs histoire, 2ème édition, 2020, Introduction, page V.
[4]. La France et la Shoah, Vichy, l’occupant, les victimes, l’opinion, ouvrage collectif sous la direction de Laurent Joly, Calmann-Lévy, mars 2023, Introduction, note 18.