Par René FIEVET
Dans Le Monde des livres, publié le 16 janvier dernier, l’historien André Loez interroge Laurent Joly au sujet de son dernier livre, Le savoir des victimes (Éditions Grasset, 2025). À la fin de cet entretien, il pose une question fort pertinente à l’auteur : « Le parcours des historiens que vous étudiez, tous survivants de la Shoah, ne brouille-t-il pas l’opposition traditionnelle entre histoire et mémoire ? »
Télécharger l’article en PDF => FIEVET René Lyssenko au CNRS Vdef09022025)
Laurent Joly explique que les historiens dont il est question – Georges Wellers, Joseph Billig, Léon Poliakov, notamment – ont décidé à la sortie de la guerre, avec l’aide du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), d’écrire eux-mêmes l’histoire de la période qu’ils avaient vécue. Par la suite, Serge Klarsfeld a pris le relai. Leur démarche militante a contribué ainsi à une meilleure connaissance scientifique de cette période de notre histoire. Ce qui, conclut Laurent Joly, contredit « l’idée répandue selon laquelle le militantisme ou l’engagement personnel produiraient de la mauvaise recherche. »
Mais qu’en est-il du lien avec la mémoire ? Laurent Joly ne répond pas vraiment à la question qui lui est posée par André Loez, mais il fournit la réponse dans son livre : le seul savoir scientifique possible sur cette période, nous dit-il, est celui qui part du point de vue des victimes. Les motivations des coupables ou des bourreaux (Pétain, Laval, Bousquet dans le cas de la France), et les justifications qu’ils ont mises en avant, ne peuvent entrer en ligne de compte dans l’explication historique. Pour quelle raison ? Citons Laurent Joly, pour ne pas déformer sa pensée :
« Rien n’est plus incompatible avec l’établissement de la vérité que l’approche visant à trouver un juste milieu entre le point de vue des « victimes » et les justifications des « bourreaux », à établir une sorte de compromis entre les réalités concrètes de la politique criminelle de Vichy et les plaidoyers pro domo de ses responsables. Elle se veut « pacifiante ». Elle ne fait que rouvrir les blessures et embrouiller les esprits » (page 371).
Selon cette conception, l’historien est donc condamné, au nom de « l’établissement de la vérité » (dixit Laurent Joly), à ne pas essayer de comprendre le contexte et les raisons qui ont poussé Pétain, Laval et Bousquet à agir comme ils l’ont fait, car l’explication historique mettrait ainsi sur le même plan leur point de vue et celui des victimes. Pire encore, elle reviendrait à présenter, en quelque sorte, une version auto-justificatrice de ceux qui ont perpétré le crime. Ce qui est en cause ici, c’est la thèse dite du « moindre mal », violemment rejetée par Laurent Joly au nom de ce qu’il appelle « l’histoire scientifique ».
Pourtant, Serge Klarsfeld, grande référence de Laurent Joly, a lui-même repris à son compte cette thèse du « moindre mal » quand il explique, dans son livre Vichy-Auschwitz (1983), que Pierre Laval, lors du Conseil des ministres du 26 juin 1942, a d’abord refusé en bloc de satisfaire aux exigences allemandes, aussi bien pour la zone Nord que pour la zone Sud (livraison de 10 000 juifs étrangers de zone Sud, et de 22 000 juifs de zone Nord, dont 40% de juifs français). Citons-le :
« Un tel refus sur toute la ligne et dans les deux zones pour une participation active française à la phase d’arrestation qui doit précéder la phase de déportation, est le signe que, de lui-même, le Gouvernement de Vichy n’aurait pas pris l’initiative de faire déporter de France les Juifs étrangers vers une destination que les officiels français ne pouvaient augurer que fatale. L’impulsion est venue du côté allemand. » (Vichy-Auschwitz, Arthème Fayard, 2001, page 88)
On sait ce qu’il advint. Le gouvernement de Vichy, engagé dans sa politique de collaboration, finit par céder aux injonctions allemandes, mais à la condition que les juifs français soient épargnés. C’est-ce que nous dit le compte-rendu allemand de la fameuse réunion du 2 juillet 1942, où est scellé l’accord entre les deux parties : « C’est pourquoi on s’est arrêté à l’arrangement suivant : puisque, à la suite de l’intervention du Maréchal, il n’est pour l’instant pas question d’arrêter des Juifs de nationalité française, Bousquet se déclare prêt à faire arrêter sur l’ensemble du territoire français, et au cours d’une action unifiée, le nombre de Juifs ressortissants étrangers que nous voudrons » (cité par Serge Klarsfeld dans Vichy-Auschwitz, op. cit., page 99).
Ainsi, les quelque 9000 juifs français de la zone Nord, promis à la déportation dans les plans allemands, sont remplacés par des juifs étrangers. Et Serge Klarsfeld de conclure : « cette concession est irritante pour Dannecker et pour Eichmann, qui préféreraient voir leur programme réalisé avec une importante proportion de juifs français, amorce d’une déportation totale des juifs de France » (Vichy-Auschwitz, op. cit., page 107).
Qu’on le veuille ou non, le sort des juifs français fut au cœur de la négociation entre le gouvernement de Vichy et les Allemands au cours de ces mois de juin-juillet 1942. Laurent Joly pourra faire tout ce qu’il voudra pour essayer de convaincre du contraire, il pourra parcourir tous les plateaux de télévision et de radio de France, il pourra écrire tous les livres qu’il juge nécessaires à cet effet, il pourra répondre à tous les entretiens possibles dans les journaux, il ne pourra rien y faire. C’est l’histoire, telle qu’elle s’est écrite. Et telle qu’elle a été écrite par tous les historiens qui se sont penchés sur cette période, … y compris Laurent Joly lui-même (L’État contre les juifs, Paris, Flammarion/Champs histoire, 2ème édition, 2020, Introduction, page V).
Dès lors, comment situer cette justification du « moindre mal » dans l’explication historique ? En le lisant, on constate que Laurent Joly entretient en permanence, et volontairement, la confusion entre l’explication historique et le jugement moral. En ce qui concerne le premier aspect, il est évident que c’est bien ce qu’ont pensé Pétain, Laval et Bousquet : pour eux, c’était un moindre mal de protéger les juifs français en sacrifiant les juifs étrangers. C’est logique, puisqu’ils étaient des xénophobes. En ce qui concerne le deuxième aspect, toute personne un tant soit peu éprise d’humanisme et d’universalisme – tout Français digne de ce nom, est-il permis de dire – n’acceptera jamais l’idée que c’est un moindre mal de sacrifier froidement des étrangers innocents pour sauver des Français (non moins innocents, d’ailleurs). Par conséquent, ce n’est pas parce qu’une justification est mauvaise et moralement condamnable que, malheureusement, elle n’a pas existé dans l’esprit de ceux qui ont commis ces actes, et qu’elle n’aurait pas droit de cité dans l’explication historique.
À aucun moment Laurent Joly n’opère cette distinction, pourtant élémentaire. On comprend pourquoi : selon sa conception, à partir du moment où la justification n’est pas moralement acceptable (le « moindre mal », invoqué comme une justification par ceux qui sont mis en cause, n’en est pas un), ce qui a motivé les actes qui ont été commis n’a pas lieu d’exister dans l’explication historique. Par conséquent, puisque cette explication historique n’existe pas, il est impossible de dire que la négociation de juin-juillet 1942 a consisté à épargner les juifs français de la déportation. Tel est le but recherché par Laurent Joly. « Toute analyse historique fondée, même partiellement, sur de telles justifications aboutit fatalement à une impasse, scientifique et morale, » écrit-il (page 372). C’est, ni plus ni moins, une occultation volontaire de la vérité historique pour servir un récit mémoriel. Dans le vocabulaire moderne de la politique et des médias, on appelle cela la « post-vérité », c’est-à-dire un discours dans lequel la réalité des faits s’efface derrière l’émotion ou l’idéologie, voire les croyances, pour aboutir à la seule vérité dicible, susceptible d’être acceptée par le plus grand nombre. C’est évidemment ce qu’a en tête Laurent Joly quand il parle d' »établissement de la vérité« . Ce concept de « post vérité », lié à l’essor d’internet et des réseaux sociaux, est apparu aux États-Unis il y a une vingtaine d’années. Il fait fureur maintenant, et il commence à infuser en France. On ne voit donc pas pour quelle raison la science historique devrait rester à l’écart des grands mouvements de la pensée contemporaine.
Par conséquent, tout ceci est fait au nom de « l’histoire scientifique », comme ne cesse de le rappeler Laurent Joly. Ainsi, quand l’historien Jean-Marc Berlière développe cette thèse du marchandage juifs français-juifs étrangers, uniquement dans un souci de vérité historique, en fondant son explication sur la xénophobie du gouvernement de Vichy (Histoire d’une falsification, L’Artilleur, 2023), il est voué aux gémonies : « populisme scientifique« , « habillage pseudo-scientifique« , « vieille théorie révisionniste« , « livre insensé » (pages 368-369 de son livre). Comme on le voit, Laurent Joly n’hésite pas à faire usage de ce terrorisme lexical qui est la marque infaillible de ceux qui se savent dans l’air du temps, et pensent pouvoir exercer un imperium intellectuel et moral dans leur domaine. L’hubris n’est pas loin.
Il y a une raison à cette confusion soigneusement entretenue entre l’explication historique et le jugement moral : Laurent Joly est engagé dans un projet idéologique à caractère mémoriel, et il ne s’en cache pas. Selon lui, maintenant que la justice a rendu son verdict, la science historique doit se mettre au service des victimes, et exclure a priori tout relativisme qui reviendrait à expliquer le comportement des coupables ou bourreaux (expliquer, c’est déjà excuser, pense-t-il probablement). C’est le seul moyen, nous dit-il, d’apaiser les esprits et de réaliser la concorde nationale ; d’où le lien avec la mémoire nationale. Comme l’a très bien compris l’historien André Loez, grand admirateur de Laurent Joly, « l’apport fondamental (du livre) est le dépassement de la dichotomie usée mémoire/histoire » (message sur son compte X). À quand le prochain livre de Laurent Joly sur « le rôle social de l’historien », chargé de panser les plaies encore saignantes chez un peuple déchiré par son passé récent ?
Incontestablement, c’est un beau projet, immensément louable ; et il faut savoir renouveler ce qui est usé. Mais c’est mettre inévitablement la science historique au service d’une cause et d’un projet idéologique. En son temps, Lyssenko considérait que la génétique devait suivre les préceptes du matérialisme dialectique, et être au service des intérêts de la classe ouvrière. C’était aussi un beau projet, et une bien belle cause.
Rappelons que Laurent Joly est Directeur de recherche au CNRS.
Misère de la science historique en France.
René FIEVET