Fatale hospitalité à La Haute Trouche (8 octobre 1944)

Texte de la stèle au sud de la Haute Trouche, sur le lieu des exécutions, quelques dizaines de mètres avant le chalet actuel.

Par Jean-Michel ADENOT

En quelques lignes, la plaque mémorielle apposée en 1989 à la Haute Trouche informe le passant du drame qui s’est noué le 8 octobre 1944. Les fonds méconnus du Service de recherche des crimes de guerre ennemis (SRCGE), enfin accessibles, nous permettent, sauf précision contraire indiquée dans le texte, de reconstituer les faits.

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Des compléments à la stèle ci-dessus, posée par le résistant raonnais Claude FALLAIX sur les indications de Louis MILLION, président de la Légion Vosgienne, nous sont fournis par le site de l’Association pour la mémoire de la Résistance GMA-Vosges. Ils s’appuient, globalement, sur la mémoire locale et les affirmations de l’ancien résistant René RICATTE alias lieutenant Jean-Serge :

« A quelques centaines de mètres de la ferme Ingold (actuellement Million). Cette ancienne ferme avait été aménagée en colonie de vacances par une paroisse de NANCY. Appelée colonie de vacances de N.D Lourdes, elle était gardée durant toute l’année par les époux SCHWIMMER, connus pour leurs sentiments anti-allemands. A l’automne 1944, ils logeaient également leur neveu venu de Belfort pour les vacances. De plus ils abritaient dans le plus grand secret un Russe, dénommé BORIS (d’après le livre de Jean Serge). Le Dimanche 8 octobre un membre de la Gestapo, se promenant en forêt, aperçut BORIS armé d’un revolver. L’alarme fût donnée dans le village. Une expédition fut organisée, pour cerner la colonie. Ce qui se passa dans ce lieu isolé, personne ne le saura. Lors du retour de la messe, Mme SCHWIMMER, ne trouva qu’une maison en flammes. Durant plusieurs jours, M. INGOLD et des volontaires ont fouillés méthodiquement les décombres, mais en vain. Ce n’est que le 18 Juillet 1945 que M. HEISSAT, de la TROUCHE tomba sur les trois corps à peine recouverts de terre et de mousse, à une centaine de mètres de la colonie incendiée. Les corps de Joseph SCHWIMMER et son neveu Jacques BIGARD seront identifiés, mais l’évadé russe aura mention « inconnu » sur le registre d’état civil. »

Les indications de Jean-Serge sont tardives. Son ouvrage de 2003 précise qu’il vient tout juste de faire le lien avec le caporal Boris, Russe de sa centurie, disparu le 4 septembre 1944 lors des événements de Viombois. Le rapprochement se base sur un mince indice : le Russe de la Haute Trouche aurait été « armé d’un révolver ». Ces éléments nous semblent peu convaincants, d’autant que le jeune BIGARD se voit attribuer le prénom de René et que Joseph SCHWIMMER, réputé « soldat du GMA-Vosges » n’est répertorié par Jean-Serge dans aucune centurie malgré la très large intégration dans ses listings de personnes parfois totalement étrangères à cette unité. Les échanges épistolaires entre René RICATTE et Paul IDOUX début 1966 (voir ADENOT JM, Viombois 4 septembre 1944, écritures, mythe et Histoire, EDHISTO, 2016, p. 177-180) confirment sa démarche : pour étoffer le martyrologe, on assimile aux victimes du GMA « tous ceux qui ont été déportés ou fusillés dans la région en été et en automne 1944 » (sic), allant jusqu’à écarter les préventions de l’abbé GASSMANN, curé résistant de Moussey, selon lequel certains morts, à en croire RICATTE, « appartenaient à je ne sais quel régiment fantôme ». Il est question ici du 1er Régiment de chasseurs vosgiens FFI du colonel MARLIER, mais d’autres formations résistantes existaient dans la région, de même que de multiples initiatives individuelles qualifiées désormais de « résistance civile ».

 Découverte des corps et profil des trois victimes

 Le PV de la gendarmerie de Raon-l’Etape du 18 juillet 1945 précise que la présence d’ossements à fleur de terre vient de révéler une fosse sommaire, profonde seulement de 30 cm. Les restes putréfiés de trois cadavres en décomposition étaient à peine recouverts par 10 cm de terre. S’ensuit la description méticuleuse des dépouilles. Le lien est fait immédiatement avec l’exécution de Joseph SCHWIMMER, dont la maison distante de 200 mètres (en réalité une colonie de vacances ND de Lourdes) avait été incendiée. On supposait jusqu’à cette date que son corps, ainsi que celui de son jeune neveu d’une quinzaine d’années et celui d’un Russe avaient été consumés par les flammes. Etienne PRUDHOMME, cultivateur à La Trouche précise : « Vers le 15 septembre 1944, Monsieur SCHWIMMER est venu me trouver et m’a annoncé qu’un étranger, un maquisard sûrement, était venu lui demander l’hospitalité et quelques soins car il était blessé d’une balle à la poitrine. […] Monsieur SCHWIMMER l’a hébergé environ 3 semaines. Petit à petit j’ai appris par Monsieur SCHWIMMER que ce maquisard était un Russe. Il prenait ses repas avec eux et se cachait dans le hangar. » Faut-il déduire de cet accueil généreux une appartenance de l’hôte au GMA et une présence de ce Russe à Viombois ?

En 1945, Madame SCHWIMMER, veuve de 56 ans qui a tout perdu le 8 octobre 1944, est hospitalisée à Strasbourg des suites de sa détention au camp de Schirmeck. Elle est entendue deux fois, le 7 août 1945 puis le 9 novembre 1945 et nous apprend que le couple était venu de Nancy pour occuper le poste de gardien de la colonie ND de Lourdes seulement le 13 mars 1944. Le 5 avril 1944, il héberge Jacques BIGARD, 16 ans, originaire de Saint-Etienne (Loire). Celui-ci, « jeune israélite dont nous connaissions la famille » y était menacé d’internement. Le neveu n’était qu’une couverture, secret bien gardé, au point que la notice du MAITRON est prise en défaut. Pas dupe, PRUDHOMME avait évoqué un « soi-disant neveu ». Né le 23 octobre 1927 à Belfort, Jacques BIGARD est le fils cadet de Elie et de Lucie LEVY, commerçante. Nous ignorons le sort du père, mais, au printemps 1944, Lucie BIGARD et son fils aîné Robert, né en 1924, sont arrêtés par les Allemands à Saint-Étienne. Déportée à Auschwitz le 13 avril 1944, la mère y est assassinée le 18 avril. Robert est déporté à Kaunas/Reval (Lituanie) le 15 mai 1944 où il meurt cinq jours plus tard. Robert et Lucie BIGARD figurent sur le Mur des Noms du Mémorial de la Shoah à Paris. Jacques, victime civile, obtient la mention « mort pour la France ».

Dans la même déposition, Marie-Louise SCHWIMMER (prénom plutôt catholique) nous apprend que, le 8 octobre, revenant de la messe, elle est, dans un premier temps, refoulée par une sentinelle chargée de dissimuler les exécutions en cours.

Jacques BIGARD (à gauche), en compagnie de son frère Robert. Fonds Serge KLARSFELD, Mémorial de la Shoah. Source : https://maitron.fr/spip.php?article242837, notice BIGARD Jacques, version 2021.

Quant au soldat Russe, aux dires de Madame SCHWIMMER, il avait été reçu et hébergé à partir du 19 septembre 1944. Blessé, il s’était « évadé d’un camp de prisonniers russes à Metz. Nous l’avons gardé et soigné ». Ces précisions ne sont pas complètement incompatibles avec un passage à Viombois, mais l’absence de mention du maquis et de toute autre aide pour soigner ce fugitif nous semble l’invalider. Par ailleurs, le dossier DIR (Déporté ou interné de la Résistance, ici fusillé : SHD Vincennes, GR 16P 542026) de Joseph SCHWIMMER, né le 15 février 1893 à Belfort, ne mentionne pas d’homologation résistante FFI, FFC ou RIF. Il n’est pas non plus mentionné sur le long listing officiel des membres du GMA-Vosges daté du 28 novembre 1968, ni sur le formulaire plus précoce de la centurie de Raon-l’Etape, remonté par le gendarme Maurice CROISE (même cote : SHD GR 19P 88/7). Pour ces raisons, nous penchons pour une courageuse action patriotique individuelle, sans rapport avec le GMA-Vosges.

 Reconstitution des événements et profil des coupables

 Les circonstances du drame sont plus embrouillées que les suites malheureuses d’une promenade forestière d’un gestapiste. Les archives du SRCGE montrent une intrication entre plusieurs services. En ces temps de restrictions, les maisons isolées sont propices aux productions alimentaires domestiques (légumes, lapins, œufs …), d’où des sollicitations diverses. Des particuliers -ou maquisards- en quête de ravitaillement peuvent masquer des réquisitions brutales ou des tentatives d’infiltration. Tout d’abord, fin septembre 1944, des Français dirigés par Jacques LERAY, dont Albert BLAISE et Pierre LEDOUX, presque 18 ans pour le second, auxiliaires ligériens repliés de l’ex-Sipo-SD du Mans (qualifiés parfois à tort de Miliciens, de même que la Sipo-SD devient Gestapo) rançonnent plus qu’ils ne visitent les fermes de La Trouche, exhibant au besoin une carte « police allemande ». Leur chef (ex-Sipo-SD Le Mans), implanté à Raon-l’Etape, est l’Obersturmführer Adolf TEUFEL, 36 ans, avec pour adjoints les sous-officiers JANTZEN et STAUCH. Cette antenne relève hiérarchiquement du Kommando ERNST, ex-Kommandeur à Angers, dont le PC est à la maison Barthélémy, à Saales. Jeudi 5 octobre, ces faux maquisards français se font accompagner d’une femme, certainement Emilienne BATELOT, moins de 20 ans, allogène venue en convalescence à Raon-l’Etape chez Madame BRISSON et prenant ses repas chez LAMBERT où elle fait des rencontres. Le 6 octobre, du ravitaillement est refusé à des Allemands en uniforme. Le même jour, flanqués du jeune Jacques BRISSON, 8 ans, les Manceaux négocient deux lapins chez les SCHWIMMER. Ceux-ci, mis en confiance par une douteuse « carte de la Résistance », auraient tenu des propos imprudents. Le lendemain, trois hommes remontent à La Trouche, au motif de régler leur achat. Ils parviennent à mettre en confiance le Russe (la trentaine, vêtu d’un paletot noir, d’un pantalon bleu, ce qui certifiera l’identification). Il les suit, pensant rejoindre le maquis. Bien sûr, il est capturé, interrogé durement à Raon-l’Etape. Le dimanche 8 octobre, c’est l’arrestation fatale à Joseph SCHWIMMER et au « neveu ». Le Russe, ramené sur place, est exécuté avec eux. Trois rafales sont entendues par Marie-Hélène BIRNIN, une voisine. Il y a d’ailleurs une mauvaise coordination entre les services puisque la Sipo-SD, organisme policier professionnel aux effectifs limités est appuyée par un groupe plus consistant, quelques dizaines de véritables tueurs relevant du Kommando RETZEK, du nom de son chef. Ceux-ci arrivent sur place avec un retard non pénalisant.

 

 

 

Helmuth RETZEK, Hauptsturmführer Sipo-SD, policier de carrière (Kriminalkommissar) ici en uniforme d’Obersturmführer (lieutenant SS), après rétrogradation et affectation aux côtés de WENGER. Cliché « offert » à un Raonnais, ce qui permettra de le disculper du meurtre de Robert TISSERAND. Source : DJCAM Le Blanc.

Le Kommando RETZEK est une formation hétéroclite concoctée à la mi-juillet 1944. Elle comprend une dizaine d’Allemands ethniques, non-policiers (dixit RETZEK), des Géorgiens compromis de longue date avec les nazis, auxquels se joint une équipe de Maghrébins (Algériens et non Marocains comme on peut parfois le lire) fermement commandés par un Allemand, ancien sous-officier légionnaire déserteur nommé Robert VEREZ ou plus sûrement WEHRES, né le 12 septembre 1909 à Düsseldorf. Ces derniers sont des reliquats de la BNA (Brigade nord-africaine), une unité incontrôlable, racolée en région parisienne dans les milieux autonomistes algériens, tristement connue pour ses exactions sordides en Dordogne (Mussidan) et en Corrèze. Comme on peut l’imaginer, diriger un tel Kommando n’est pas une sinécure. En réalité, c’est une sanction. Mais, contrairement à WENGER qui enchaîne les atrocités, RETZEK tente mollement d’orienter ses troupes au plus près des militaires. Probablement est-il conscient qu’il lui faudra rendre des comptes. Or l’équipe WEHRES, accoutumée aux basses besognes, va trouver à Raon-l’Etape puis à La Petite Raon, dans la vallée du Rabodeau, un espace propice à satisfaire ses penchants sadiques. Accompagné par sa maîtresse française, l’adjudant Robert multiplie les provocations, avoue facilement être responsable de plus de 50 meurtres, … Ses hommes sont probablement les mains assassines puis incendiaires de la maison SCHWIMMER, en partie le 9 octobre puis à nouveau le lendemain, de même que pour la ferme MANGOLD. Partout, ils pillent, alors que la Sipo-SD s’intéresse finalement à Madame SCHWIMMER. Elle est conduite à la mairie de Raon-l’Etape, puis à Saint-Dié, avant d’échouer au camp de Schirmeck où les Américains la libèrent le 23 novembre 1944.

Dernière précision, complétée par Madame SCHWIMMER en janvier 1947 : lors de son arrestation, trois parachutistes anglais se trouvaient déjà dans la camionnette. Affamés, ils se seraient présentés en début d’après-midi et réfugiés à la colonie. La capture de SAS à La Trouche le 8 octobre 1944 n’a jamais été documentée. Il pourrait s’agir du sergent Walter NEVILL et des soldats Peter McGOVERN et Reginald CHURCH, trio perdu de vue le 2 octobre alors qu’il avait pour mission de reconnaitre la route du col du Hantz. Selon Philippe GUILLEMINOT, spécialiste de l’opération Loyton, ils auraient été pris à La Petite Raon par TEUFEL. Avec certitude, ils sont localisés à nouveau le 9 octobre à Saales et exécutés à La Grande Fosse le 15 octobre 1944. Nombre de parachutistes et dates pourraient correspondre. D’autres pièces précisent que cette capture serait attribuable à un Hongrois de Transylvanie qui répondait au patronyme de SIMONI. L’auxiliaire Pierre LEDOUX, se revendiquant simple chauffeur (alibi classique), déclare perfidement que trois Anglais armés de deux FM, de mitraillettes et disposant de munitions auraient été arrêtés par le seul SIMONI, « égaré dans les bois au moment de l’encerclement de la ferme » et remis ensuite à TEUFEL, chef de l’antenne de Raon-l’Etape. SIMONI pourrait s’identifier au « gestapiste se promenant en forêt ». Au détour de l’audition, alors qu’il est détenu à la Maison d’arrêts d’Angers, en préventive pour intelligence avec l’ennemi, Pierre LEDOUX, oubliant LERAY confirme que son acolyte BLAISE a parfaitement réalisé l’infiltration : par ses soins, leur chef TEUFEL avait pu être informé de la présence d’un Russe suspect ainsi que de la judéité du jeune BIGARD.


Photographies en uniforme et en civil d’Adolf TEUFEL tirées de son dossier personnel. Source : Landesarchiv Berlin.

En conclusion, vu les précisions rapportées par les archives auprès de la justice militaire, nous aurions imaginé de lourdes peines pour les responsables du triple assassinat de la Haute Trouche. Telle n’était pas la logique d’alors puisque les rares suspects aux mains des tribunaux français, comme, précisément, les officiers Helmuth RETZEK et Adolf TEUFEL sont… libérés sans condamnation en août 1953.

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