Service après-vente (Histoire d’une falsification, Editions L’Artilleur, 2023)

Laval et Bousquet. Source : www.memoiresdeguerre.com

Par René FIEVET.

      Tout récemment, j’ai eu une longue discussion avec un ami, juriste de droit public, issu du Conseil d’Etat, exerçant des fonctions officielles à un très haut niveau. Il a consacré toute sa vie au droit public et, en raison de ses compétences, je l’avais consulté pour vérifier certains aspects juridiques abordés dans notre livre. Pour le remercier, je lui ai adressé un exemplaire de celui-ci. Il l’a lu avec d’autant plus d’attention que, de son propre aveu, il s’agit d’un épisode de notre histoire qu’il ne connait pas bien. En substance, il me dit ceci : « Je suis assez convaincu par l’ensemble de votre démonstration, et notamment l’impact de la politique propre du gouvernement de Vichy sur le taux de survie des juifs, et la différence entre le sort des juifs étrangers et celui des juifs français. Toutefois, il y a un point sur lequel votre démonstration n’est pas totalement convaincante : jusqu’à quel point peut-on dire que la protection des juifs français a eu lieu au prix du sacrifice des juifs étrangers ? On peut en effet considérer qu’il y a eu deux processus parallèles au moment des déportations : une politique criminelle de Vichy à l’égard des juifs étrangers, qui a eu les conséquences que l’on sait, et dans le même temps une politique protectrice à l’égard des juifs français, mais sans qu’il y ait nécessairement interaction entre les deux. Auquel cas, il serait abusif de parler de « sauvetage » des uns au prix du « sacrifice » des autres. »

J’ai été un peu décontenancé par cette remarque en forme d’objection. En effet, il me semblait qu’à partir du moment où les autorités françaises s’étaient trouvées soumises à une contrainte à laquelle elles ne pouvaient pas échapper (du moins en ce qui concerne la Zone occupée), la marge de manœuvre qu’elles avaient utilisée pour épargner les juifs français équivalait à un sauvetage de ces derniers, les mots « sacrifice » et « sauvetage » étant tout à fait adaptés en raison du sort qui fut réservé aux déportés [1]. Il est vrai, toutefois, que ce qui parait acquis à celui qui a déjà un bon niveau de connaissance de cette histoire, et s’est forgé une opinion, ne l’est pas nécessairement pour celui qui découvre le sujet. Il est donc tout à fait possible que notre livre présente une certaine faiblesse au plan didactique. C’est une incitation à remettre l’ouvrage sur le métier, et fournir plus d’explications.

Il se trouve que cette objection m’a été faite au moment même où paraissait une nouvelle publication sur la Shoah, sous l’égide de Laurent Joly : La France et la Shoah (Calmann-Lévy, mars 2023). Dans l’introduction qu’il a rédigée, Laurent Joly consacre une longue note de bas de page à notre livre (voir texte en annexe). Sans surprise, le commentaire n’est pas élogieux. A juste titre, Laurent Joly s’est senti visé, car nous ne le ménageons guère dans notre livre ; il est donc tout à fait normal qu’il réagisse ainsi. Au demeurant, vu l’océan d’indifférence qui a accueilli la sortie de notre livre, on a presque envie de le remercier. Ce qui importe au bout du compte, c’est la façon dont il répond, et la qualité de son argumentation. En ce qui nous concerne, nous avons bien pris soin de ne pas mettre en cause une personne ou un auteur sans expliquer pourquoi, et sans le citer. Mais au lieu de répondre sur des faits précis et référencés – et s’engager dans ce qu’on appelle un débat historiographique –, il s’est livré à cet exercice de dénigrement teinté de mépris dont il semble s’être fait une spécialité.

Vichy et la Shoah : un débat impossible ?

On commencera par la façon dont Laurent Joly évoque l’article de Jean-Marc Berlière, paru au mois d’août 2022 dans la revue Causeur [2] : « (Jean-Marc Berlière) peine à comprendre ce qui s’est réellement joué en 1942 (il ne prend pas la mesure de la concession absolument exorbitante du chef de la police René Bousquet aux Allemands le 2 juillet 1942, qui, précisément, fait dès lors de Vichy un complice de la politique nazie, contrairement à 1941 et à 1943-1944, où l’État français était et redeviendra l’exécutant). » 

On peut se reporter à la lecture de l’article de Jean-Marc Berlière, et on serait bien en peine de trouver la moindre justification de ces propos. On y lit au contraire ceci : « Ce sont donc finalement les policiers de la Préfecture de police (PP) qui opéreront comme en août 1941 (rafle dite du 11e arrondissement) mais SEULS cette fois. Une solution qui présente du côté allemand un double intérêt : compromettre encore plus le gouvernement français et en faire un complice dans une besogne où les occupants qui ne connaissent ni la langue ni le terrain ne seraient pas aussi efficaces et provoqueraient un affolement des victimes effectivement rassurées de n’avoir à faire qu’à des policiers – gardiens de la paix pour l’essentiel – français. » Plus encore, dans notre livre, à propos de l’accord du 2 juillet 1942, Jean-Marc Berlière insiste sur cet aspect : « cette distinction opérée entre juifs français et juifs étrangers, que ne demandaient pas les Allemands, est la marque même de l’intervention du gouvernement de Vichy, sa signature propre qui atteste sa complicité dans la déportation » (souligné par moi).

Ce seul exemple suffit à démontrer la malhonnêteté intellectuelle de Laurent Joly. Ce qui pose évidemment une singulière difficulté dans un débat entre historiens, supposé être conduit selon les règles éthiques de cette profession. On peut éventuellement comprendre qu’un responsable politique, un idéologue ou un polémiste quelconque, voire un commentateur engagé en faveur d’une cause particulière, déforme sciemment les propos ou écrits de ses adversaires ou contradicteurs. Mais comment admettre qu’un universitaire de haut niveau (agrégé de l’Université et Directeur de recherches au CNRS) en vienne à attribuer à un de ses collègues des idées ou des propos exactement contraires à ce qu’il a écrit, et évidemment sans le citer ? C’est malheureusement la triste situation dans laquelle nous nous trouvons, tant ce débat est corrompu par le parti pris idéologique.

Toutefois, il ne faut pas se décourager, et essayer de tirer le meilleur parti des arguments échangés, même s’ils viennent d’un interlocuteur de mauvaise foi. De façon intéressante et très juste selon moi, Laurent Joly distingue bien deux situations : la période où l’Etat français collabore à la déportation (de juillet à la fin 1942), où il se fait donc le complice des nazis dans le génocide, et les périodes (avant et après) où il n’est plus, selon ses propres termes, que « l’exécutant des rafles antijuives décidées par l’occupant ». A bien des égards, cette distinction rejoint la thèse que nous développons dans notre livre : la complicité de Vichy dans la déportation cesse quand les Allemands veulent s’en prendre également aux juifs français. Nous allons aborder de front cette affaire, en nous attachant au fond des choses.

Les juifs français étaient-ils visés par les déportations ?

Nul doute que cette question, mise en sous-titre de ce texte, apparaitra scandaleuse à ceux qui connaissent un peu cette histoire. Pourtant, c’est Laurent Joly qui nous amène à la poser. Lire la suite et télécharger l’article entier => Fievet_René_Service-après-vente_pour_site_HSCO_Vdef

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[1] Comme on le sait, Serge Klarsfeld, qui refuse cette idée de « sauvetage » des juifs français, a résolu le problème de la plus simple des façons : en le supprimant. Le gouvernement de Vichy pouvait parfaitement s’opposer aux demandes des Allemands, nous dit-il. Le récit développé par Serge Klarsfeld est une histoire-réquisitoire à vocation mémorielle, mais qui ne correspond en rien à la réalité de la situation dans laquelle se sont retrouvées les autorités de Vichy en juin-juillet 1942 face à des Allemands totalement déterminés à mettre en route la Solution finale sur le territoire français, et prêts à utiliser tous les moyens de contrainte à leur disposition, au prix d’une interprétation largement abusive de la convention d’armistice. Faut-il rappeler que le respect du droit importait peu aux criminels nazis ?

[2] La rafle du « Vel’ d’hiv’ » vue par les médias et les historiens. C’est l’histoire qu’on assassine ! par Jean-Marc Berlière, Revue Causeur, août 2022.

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