Pour une Histoire sans dogmes, sans interdits et sans tabous !

 

Pierre Pucheu en Algérie. Coll. privée.

 

Gilles ANTONOWICZ 

         Le mépris (euphémisme) affiché par Laurent Joly, historien autoproclamé spécialiste-expert sans égal de la Shoah en France, à l’égard des trois auteurs du livre Histoire d’une falsification coupables de ne pas partager sa vision de l’Histoire, est très désagréable. Il l’est d’autant plus qu’une telle attitude revient à clore tout débat, toute possibilité d’échanges, toutes confrontations d’appréciation, toute controverse, bref, ce mépris n’est rien d’autre que la manifestation d’une sclérose de la réflexion historique. Ce mépris a un nom : la suffisance, et un visage : la censure.

      Dans ces conditions, on ne peut que saluer le calme avec lequel René Fievet, Emmanuel de Chambost et Jean-Marc Berlière ont accueilli leur excommunication prononcée urbi et orbi par le sieur Joly et, notamment, la rigueur du texte écrit récemment par René Fievet en réponse à ses commentaires malveillants.

     Qu’il soit cependant permis à l’historien que je prétends être (sans aucun doute tout à fait méprisable aux yeux du pape de la doxa) d’y ajouter quelques mots sur les « rafles » d’août et de décembre 1941, sur les moyens mis en œuvre par Vichy pour se « débarrasser » des juifs étrangers avant juillet 1942 et, d’une manière plus générale, d’en profiter pour exprimer mon irritation à voir, d’une part, sans arrêt mélanger l’histoire et la morale et, d’autre part, à laisser croire qu’il pourrait exister une vérité en histoire autre que la vérité des faits.

  • Les rafles d’août et décembre 1941

     Est-il nécessaire de rappeler que ces rafles surviennent dans un tout autre contexte que celles de l’été 1942 ? On pourrait le croire, tant la confusion est grande à ce sujet. Pour les Allemands, ces rafles ne sont pas le préalable à des déportations raciales, leur but est tout autre : il consiste à disposer d’un réservoir d’otages. Elles résultent de la répression allemande consécutive aux premiers attentats commis par les communistes après la rupture du pacte germano-soviétique. Il s’agit, dit le MBF, de mesures de « représailles et de prévention à l’égard de l’agitation communiste » (…) « pour intimider l’ensemble des juifs » (…) « qui ont des rapports certains avec les auteurs des attentats ».

     Ces deux prises d’otages concernent au total 4 975 Juifs, dont près de la moitié (2 345) de nationalité française. Elles sont ordonnées par les autorités allemandes en zone occupée qui les présentent comme nécessaires au maintien de l’ordre et comme devant être exécutées par la police française en application de l’article 3 de la convention d’armistice.

     Or, il faut noter que :

  • Le 20 août, l’amiral Bard, préfet de police, obtempère aux injonctions allemandes en chargeant les policiers de la Préfecture de Police (PP) de l’opération sans en avertir son autorité de tutelle, à savoir Pierre Pucheu, ministre de l’intérieur, mis devant le fait accompli.

     Bard considère sans doute la participation de la PP à cette opération comme une évidence résultant de l’application de l’article 3 de la convention d’armistice. Pucheu n’est informé de ces arrestations que le lendemain, le 21 août, par une lettre dans laquelle son délégué à Paris, Jean-Pierre Ingrand, écrit : « les mesures de police arrêtées par les autorités allemandes ont été transmises à la Préfecture de police le lundi 18 et je n’en ai été informé moi-même que le mercredi 20, alors que les opérations avaient déjà commencé. Un tel manque de liaison entre la Préfecture de police et le délégué du ministre de l’Intérieur est susceptible de présenter les plus graves inconvénients, s’agissant d’une opération d’envergure posant sur le plan gouvernemental d’importantes questions de principe. Pour la première fois en effet, les autorités allemandes ont ordonné l’arrestation collective par la police française de juifs français. »[1]

  • En décembre, la rafle est effectuée par 460 militaires et policiers allemands, sans la participation de la police française (ce qui démontre d’ailleurs, contrairement à ce qui se dit souvent, que les Allemands n’avaient nul besoin d’elle pour procéder à l’arrestation de Juifs).

     De là à estimer que le gouvernement français n’entend pas être à cette époque « l’exécutant » des ordonnances allemandes lorsque ces ordonnances visent à arrêter des Juifs, il n’y a qu’un pas qu’il devrait être possible de franchir sans encourir une peine d’excommunication. Pour ma part, m’en tenant aux faits, constatant que Pucheu a manifestement donné des instructions pour refuser le concours de la police en décembre 1941, il me semble permis de penser que seule l’initiative personnelle de l’amiral Bard a conduit à la participation de la police parisienne en août, la responsabilité du gouvernement de Vichy et notamment celle de Pierre Pucheu n’étant pas engagée[2].

  • Les moyens mis en œuvre par Vichy pour se « débarrasser » des juifs étrangers avant juillet 1942.

     L’historien franco-israélien Alain Michel les a évoqués dans son livre Vichy et la Shoah : « Entre l’automne 1940 et le printemps 1942, écrit-il, les différentes instances de Vichy passent un temps considérable pour tenter de faire partir hors des frontières de la France les étrangers présents en zone Sud, en particulier les Juifs étrangers, en direction de l’Amérique du Nord et du Sud  »[3].

     Ceci est un point toujours négligé, bien à tort. Rappelons quelques circulaires adressées aux préfets de la zone libre à ce sujet, portant la signature de Pierre Pucheu ou celle de Joseph Rivalland[4] :

  • Circulaire du 10 septembre 1941 demandant que 60 % des places disponibles à bord des navires de la flotte de commerce française appareillant pour les colonies soient réservées aux étrangers internés dans les camps ou ex-internés libérés.
  • Circulaire du 8 décembre 1941 demandant aux préfets de faciliter l’émigration des étrangers indésirables ou en surnombre dans l’économie nationale vers les Etats-Unis.
  • Circulaire du 19 janvier 1942 demandant aux préfets « d’inciter les étrangers récemment arrivés et ne présentant aucun intérêt d’un point de vue économique et ne pouvant invoquer de titres particuliers pour se maintenir sur le territoire, à quitter la France ».

     Pour ce faire, le ministère de l’Intérieur invite les préfets « à se mettre en rapport avec les organismes qui, à Marseille, s’efforcent de procurer des visas aux étrangers » et leur demande « d’autoriser les étrangers à se rendre à Marseille pour aller dans les consulats » des pays susceptibles de les accueillir.

     Ces instructions donnent quelques résultats concrets qui auraient pu être bien plus importants si les pays sollicités – et notamment les Etats-Unis[5] – n’avaient consenti à accorder des visas aux réfugiés qu’au compte-goutte de peur d’avoir à subir une immigration massive, malgré la désignation par le ministère des Affaires étrangères, à la demande de Pucheu, d’un ministre plénipotentiaire chargé de favoriser cette politique auprès des possibles pays d’accueil[6]. Les archives conservent néanmoins la mémoire de la proposition faite le 13 octobre 1941 par l’American Friends Service Committee au ministère de l’Intérieur visant à recueillir les candidatures de 500 enfants « en surnombre dans l’économie nationale, victimes de la guerre, soit orphelin, soit abandonné, soit malheureux », de toutes religions, âgés de cinq à douze ans[7], et de nationalité étrangère (à l’exception des Espagnols) en vue de leur émigration aux États-Unis. Suite est aussitôt donnée par les services français : le 4 novembre, Rivalland demande aux préfets de la zone libre de procéder au recrutement de ces enfants, et ce, jusqu’à l’âge de 16 ans s’ils ont un frère ou une sœur âgés de moins de 12 ans afin de ne pas les séparer, et de se charger d’obtenir l’autorisation de leurs tuteurs pour qu’ils puissent émigrer[8].

  • Histoire et morale.

   Tout cela est dramatique, tout cela nous choque, tout cela nous horrifie. Ces déplacements de population, ces séparations des familles, cette discrimination établie entre juifs étrangers et juifs français heurtent notre humanisme. « Les juifs sont des hommes. Les juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux. (…) Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier », rappelait Mgr Saliège en s’insurgeant contre les déportations d’août 1942.

    Mais pour autant, sommes-nous habilités dans le confort qui est le nôtre, dans la sécurité que nous apporte la grâce de notre naissance tardive, à porter un jugement moral sur le comportement de Laval, Bousquet ou Pétain, confrontés à des circonstances historiques pour le moins exceptionnelles, dans un contexte où il n’est pas un pays qui ne soit xénophobe (qu’est-ce que l’isolationnisme américain si ce n’est de la xénophobie ?),  voire antisémite, car, comme le disait très justement Claude Lanzmann : « Il ne faut pas lire l’histoire avec les yeux d’aujourd’hui. Les Juifs, il faut le comprendre, ce n’était pas le centre du monde. Les Juifs, c’était latéral, c’était même marginal. Le monde entier était antisémite, toute l’Europe l’était, il n’y avait pas que l’Allemagne »[9].

La Conférence d’Evian en 1938.

      Les historiens doivent se contraindre à une vue d’ensemble. Cantonner son regard à l’année 1942, c’est regarder les évènements par le petit bout de la lorgnette. Aussi, serait-il équitable de poser cette question : Laval et consorts n’ont-ils pas payé l’ardoise laissée par tous ceux – au premier rang desquels, une fois encore, les Américains – qui, lors de la conférence d’Evian en janvier 1938, avaient refusé d’accueillir chez eux les Juifs persécutés. Cette conférence oubliée avait pour objet de discuter de l’accueil à l’étranger des 400 000 Juifs résidant en Allemagne auxquels il convenait de rajouter les 185 000 Juifs résidant en Autriche, soumis aux mêmes persécutions depuis l’Anschluss, Juifs que l’Allemagne nazie ne demandait alors qu’à expulser. Trente-deux pays avaient accepté de participer à cette conférence dont, outre les Etats-Unis, la France, la Suisse, la Belgique, les Pays Scandinaves, la Grande-Bretagne, l’Australie et tous les Etats d’Amérique du Sud, à l’exception de la République Dominicaine dont le dictateur Trujillo avait indiqué ne pas souhaiter « blanchir » sa population avec des Juifs allemands. L’URSS et l’Italie avaient décliné l’invitation. La Pologne, la Hongrie, la Roumanie et l’Afrique du Sud n’y assistaient qu’en qualité d’observateurs. L’Allemagne n’avait pas été conviée.

     Aucun des délégués réunis au bord du lac Léman ne manqua d’exprimer sa sympathie envers les victimes des persécutions nazies, ce qui ne les empêcha pas de regretter ne pouvoir les accueillir, la situation économique et sociale de leurs pays respectifs ne le leur permettant pas… « La France est arrivée au point de saturation qui ne permet plus d’accueillir de nouveaux réfugiés sans une rupture d’équilibre pour son corps social, déclara le sénateur Henry Bérenger à la tête de la délégation française. La limite est depuis longtemps dépassée chez nous ». La position des Américains, appliquant une stricte politique de quota, fut comparable. Le délégué australien indiqua que son pays « ne connaissant pas de problème racial ne voulait pas risquer d’en connaître un avec l’arrivée des Juifs » … Face au refus britannique d’envisager l’installation de trop nombreux Juifs en Palestine, on évoqua la possibilité de les envoyer à Madagascar, en Afrique, en Ethiopie… En ouvrant leurs portes, tous ces pays craignaient de voir la Roumanie et la Pologne s’empresser de se débarrasser à leur tour des millions de Juifs peuplant leur territoire… Le 15 juillet, la conférence s’acheva sur quelques vagues résolutions – sans la moindre condamnation de la politique allemande – et la création d’un « comité intergouvernemental pour les réfugiés » ayant vocation à « entreprendre des négociations en vue d’améliorer l’état actuel des choses et de substituer à un exode une émigration ordonnée ». Le New-York Herald Tribune résuma la situation avec cette manchette : « 650 000 exilés juifs refusés par tous à Evian. » Quant au journal allemand Reichswart, il ironisa en titrant : « Juifs à céder à bas prix – Qui en veut ? Personne ! » Golda Meïr, déléguée par les Juifs de Palestine comme observatrice, écrira : « À Evian, je me rendis compte que le peuple juif était entièrement seul ».

     Laval et consorts seront les syndics de faillite de cette incurie et trop d’historiens s’acharnent à en faire des boucs émissaires. Leurs épaules sont trop étroites et déjà trop lourdement chargées par leur propre politique d’exclusion à l’égard des Juifs pour leur faire porter le fardeau de déportations et d’exterminations qui n’incombent qu’à l’Allemagne nazie.

     En octobre 1940, Hitler avait imposé à Laval l’accueil en zone Sud de 7 500 juifs allemands en provenance du Bade-Wurtemberg et du Palatinat qui avaient été internés dans des camps misérables. Et voilà qu’en août 1942 le même Hitler les réclame. Laval ne s’en sent nullement comptable. Leur sort l’indiffère. Il ne le connaît pas et ne songe même pas à le connaître. Il fait de la politique. Comme le général de Gaulle abandonnant en 1962 en Algérie 60 000 harkis fidèles à la France promis au massacre.

  • Histoire et vérité

     Il y a les faits et la vérité des faits. Incontournable. Sur le sujet qui nous préoccupe, le nombre de Juifs déportés, le nombre de Juifs exterminés. Indiscutable. Puis il y a l’analyse des faits, la recherche de l’explication, de l’implication, de la responsabilité. Pour ces analyses et ces recherches, nous disposons comme sources, essentiellement, de témoignages et d’archives.  Sur la valeur intrinsèque des premiers, Jean-Marc Berlière a écrit un excellent article intitulé « Du témoignage dans l’historiographie de la Résistance, de son poids, de ses méfaits » où il décrit la prudence avec laquelle tout historien doit manipuler les souvenirs de ceux qui ont vécu la période. « On le sait, écrit-il, à de très rares exceptions, le témoin, et c’est humain, oublie, se trompe, confond, recompose, fabule, exagère, reconstruit, ment, invente, se vante ». La même prudence s’impose lorsque l’on se plonge dans les archives, consubstantielles à toute recherche historique, dans la mesure où elles constituent des sources toujours partielles pouvant être utilisées de manière trop souvent partiale. Partielles, car, pour épuiser un sujet, une vie ne suffirait pas pour écumer les archives militaires, pénales, policières, diplomatiques, civiles, détenues à Vincennes, Pierrefitte, au Blanc, au Pré-Saint-Gervais, à La Courneuve, dans les préfectures de nos 96 départements métropolitains ou bien encore à l’étranger. Personne n’aura jamais connaissance de l’ensemble. Et encore cet ensemble ne sera-t-il que la face visible de l’iceberg, car il ne comprendra naturellement que ce qui a été conservé sous forme écrite. N’y figureront ni les archives disparues ou détruites, ni ce qui a pu être dit verbalement, ces ordres verbaux pouvant d’ailleurs fort bien avoir été donnés dans l’intention de rendre inefficaces ou inopérantes des instructions écrites destinées seulement à faire illusion. La période 1940-1944 est particulièrement riche en ce domaine et les exemples ne manquent pas. Restons donc modestes dans nos analyses et conclusions, car il est parfaitement possible, même en étant de bonne foi, de faire fausse route en donnant à une archive un sens qu’en réalité, elle n’a pas.

     Et que dire de l’interprétation donnée à ces différentes sources ? Qui peut se prétendre parfaitement objectif, neutre, dans ses recherches ? Chacun n’a-t-il pas ses opinions, sa propre histoire ? Lorsqu’il raconte la Révolution française, le marxiste Albert Soboul n’a bien évidemment pas le même regard que le maurassien Pierre Gaxotte. Combien d’historiens français se penchant sur la période de l’Occupation n’ont-ils pas une histoire personnelle ou familiale, ne pouvant manquer de les influencer ? Là encore les exemples pullulent. L’honnêteté commande de le reconnaître.

     Tout ceci pour dire que, compte tenu de l’immensité des sources à notre disposition et des multiples manières dont elles peuvent être interprétées, doxa et Histoire sont des oxymores. L’Histoire ne connait que la liberté, le débat, la confrontation, la prudence et la modestie. Qualités dont Laurent Joly semble hélas bien dépourvu…

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[1] S. Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, Fayard, 2001, p. 28-29

[2] Pour plus de précisions, cf. ma biographie de Pucheu, L’Enigme Pierre Pucheu, Nouveau Monde, 2019, pp. 129-131 et 223-225

[3] Alain Michel, Vichy et la Shoah, op. cit. pp. 167-179

[4] Rivalland a été nommé par Pucheu secrétaire général de la police en septembre 1941. Il sera remplacé à ce poste par René Bousquet le jour même du retour au pouvoir de Pierre Laval en avril 1942.

[5] Voir notamment sur ce point le livre de David S. Wyman, L’abandon des juifs, les Américains et la solution finale, Flammarion, 1987.

[6] Denis Peschanski, La France des camps, op. cit. p. 272-273

[7] AN, F1a 3690

[8] AJM, dossier Pucheu, Liasse VI (pièce 63)

[9] Public sénat, Jean Marie Colombani invite … Claude Lanzmann, 2/04/2010

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1 réponse à Pour une Histoire sans dogmes, sans interdits et sans tabous !

  1. Laverti dit :

    Trés intéressant, et surtout honnête .

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