Par René FIEVET
Télécharger l’article=>Bousquet vu par Klarsfeld R. Fievet pour HSCO
Comme il n’est toutefois pas de lecture innocente, disons de quelle lecture nous sommes coupables.
Louis Althusser (Lire le Capital)
Le texte qui est proposé ici n’est pas le résultat d’un travail d’historien. On n’y trouvera nulle recherche particulière, ni questionnement historique. Il s’agit de l’examen critique d’un livre qui se présente comme un travail d’historien, et qui est d’ailleurs quasi-unanimement considéré comme tel. Personne, en effet, ne peut contester que Serge Klarsfeld a acquis un statut d’historien de référence par son livre Vichy-Auschwitz, paru en 1983, et pas seulement en raison de l’immense travail qu’il a réalisé, au sein notamment du Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), en mettant au jour et en rendant publics des documents d’archives jusqu’alors ignorés. En effet, sur la base de ce travail documentaire, il a aussi développé un récit. Nombre d’historiens, encore de nos jours, se réfèrent de façon directe, quand ce n’est pas pieuse, à ce récit de Serge Klarsfeld dans Vichy-Auschwitz.
En raison de l’importance que ce livre a acquis dans l’historiographie, il est apparu à l’auteur de ces lignes qu’il nécessitait un examen critique. C’est ce qu’il annonçait dans un précédent texte, intitulé « Service après-vente » et publié par HSCO [1]. C’est un exercice bien délimité, parfaitement circonscrit, presqu’en vase clos, qui fait en sorte de ne pas déborder des limites qu’il s’est fixé lui-même. Il ne s’agit pas tant de pointer d’éventuelles erreurs, approximations ou contradictions – que l’on rencontre dans beaucoup de livres d’historiens – ni même de déceler une intention sous-jacente chez l’auteur (qui est plus qu’évidente dans le cas de Klarsfeld en ce qui concerne Bousquet), mais d’identifier les procédés, les techniques, les artifices, et parfois même les omissions volontaires, qui sont dissimulés au lecteur sous l’apparence d’un récit qui se présente à lui comme ayant tous les attributs de l’objectivité historique. On peut appeler cela une lecture « symptomale », méthode de lecture critique initiée par le philosophe Louis Althusser [2]. Il s’agit donc de mettre au jour ce qui n’apparaît pas dans le texte même, cette partie non-décelable par le lecteur étant une absence nécessaire qui dévoile l’intention de l’auteur au cœur même de son texte.
A ce titre, le présent texte examinera très précisément la façon dont l’action de René Bousquet en 1942 et 1943 est relatée dans le livre de Klarsfeld. Comme on le sait, René Bousquet est entré en fonction en avril 1942 avec le titre de Secrétaire général à la Police Nationale. S’il n’a pas rang de ministre, il exerce quasiment les fonctions de ministre de l’intérieur pour tout ce qui concerne les questions de police, en tant que collaborateur immédiat du chef du gouvernement, Pierre Laval (qui est également le ministre de l’intérieur en titre). Il est présenté dans le livre de Klarsfeld comme l’acteur principal côté français, et même l’architecte de l’accord passé avec les nazis pour la déportation des Juifs [3] dans le cadre de la « solution finale », reléguant au second plan Pierre Laval lui-même. Telle est la version développée par l’auteur de Vichy-Auschwitz. Mais sur quoi repose cette imputation ? Ou, plus précisément, par quels arguments et procédés Klarsfeld amène-t-il le lecteur à conclure à la responsabilité première et fondamentale Bousquet dans ce drame, c’est ce qu’il convient d’examiner/investiguer au cœur même du texte que nous propose Klarsfeld.
On précisera, si besoin est, que cette investigation n’est pas purement gratuite, et ne vient pas de nulle part. Elle concerne une controverse historiographique encore très actuelle qui porte sur la nature exacte de l’accord conclu les 2 et 4 juillet 1942 entre les nazis et le gouvernement de Vichy, un épisode où René Bousquet apparaît comme un des principaux protagonistes [4]. A cet effet, on se limitera aux passages du livre qui mettent directement en cause René Bousquet en tant que décideur (ou inspirateur de décisions à venir), et non pas en tant qu’exécutant de décisions déjà prises (soit au-dessus de lui, soit par lui-même). À ce titre, on peut distinguer très nettement quatre épisodes dans le récit de Klarsfeld : (1) l’entretien de Bousquet avec Heydrich le 6 mai 1942, (2) la réunion du 16 juin 1942 entre Bousquet d’une part et Oberg et Knochen d’autre part sur la collaboration des polices, (3) les réunions des 2 et 4 juillet 1942 où est scellé l’accord entre le gouvernement de Vichy et les Allemands sur la déportation des Juifs, et enfin (4) le rôle de Bousquet dans la rédaction du projet de loi de dénaturalisation en 1943. Ces quatre épisodes sont examinés successivement dans le texte ci-après [5].
I – La réunion du 6 mai 1942 entre Heydrich et Bousquet
En avril 1942, au moment où Pierre Laval revient aux affaires, et où René Bousquet devient Secrétaire général à la Police nationale, le dispositif policier et répressif allemand en France subit un changement profond [6]. Les pouvoirs de police qui, jusque-là, incombaient dans la Zone occupée (ZO) à l’état-major de l’armée d’occupation — le Commandant militaire en France, MBF —, sont remis à un représentant personnel de Heinrich Himmler, chef de la SS et de toutes les polices allemandes : le général Oberg. Jusqu’alors, l’appareil policier allemand sur le territoire occupé obéissait aux militaires et fonctionnait en France sur la base de l’article 3 de la convention d’armistice qui, de fait, permettait aux Allemands de faire à peu près ce qu’ils voulaient, en allant même au-delà des dispositions de la Convention de la Haye qui encadraient les droits de la puissance occupante. Au début de mai 1942, Reinhard Heydrich se rendit en France pour introniser le général Karl Oberg comme chef de la Police avec le titre de Höherer SS und Polizeiführer (HSSPF).
A cette occasion, Heydrich convoqua René Bousquet pour une réunion qui eut lieu le 6 mai, dont l’objet portait sur la collaboration des polices (autonomie complète concédée à la police française en ZO, à condition qu’elle prît en charge la répression contre les ennemis de l’armée d’occupation). On ne dispose toutefois d’aucun compte rendu de cette réunion. Voici comment Klarsfeld présente l’état d’esprit de Bousquet au moment où s’ouvre ces négociations. Lire et télécharger gratuitement l’article entier => Bousquet vu par Klarsfeld R. Fievet pour HSCO
[1] https://hsco-asso.fr/service-apres-vente-histoire-dune-falsification-editions-lartilleur-2023/
[2] Pour ceux qui ne sont pas familiers du climat intellectuel des années 1960-70, on précisera, à titre documentaire, que cette lecture « symptomale » fut la méthode utilisée par Louis Althusser pour mettre au jour une supposée rupture épistémologique dans l’œuvre de Karl Marx, en distinguant le « jeune Marx », baigné d’idéologie, du « Marx de la maturité », qui établit le matérialisme historique sur des bases scientifiques (Introduction à Lire le Capital, Éditions Maspero, 1973).
[3] Quand il est utilisé comme un nom, faut-il écrire le mot juif avec une majuscule (désignation d’un peuple) ou sans majuscule (désignation du pratiquant ou croyant d’une religion) ? Il n’y a pas de bonne réponse à cette question dans ce contexte historique particulier. On adoptera ici la pratique de Serge Klarsfeld qui écrit le mot avec une majuscule.
[4] A propos de cette controverse, voir notamment Jean-Marc Berlière Emmanuel de Chambost et René Fiévet (Histoire d’une falsification, Editions l’Artilleur, 2023, pages 84-91) et la réponse de Laurent Joly à ce livre (Anatomie d’une falsification historique, Revue d’histoire moderne & contemporaine 2023/3 (numéro 72), pages 151 à 171).
[5] Le livre en question est la version de 2001 en 3 tomes, chez Arthème Fayard. Les références sont indiquées après chaque citation : « V-A 2001 » pour le tome 1 (Vichy – Auschwitz) et « C-P 2001 1 » et « C-P 2001 2 » pour les 2 tomes du Calendrier de la persécution. Dans l’introduction à cette édition de 2001, Serge Klarsfeld précise qu’il n’a rien changé au texte de 1983, car le temps « n’a pas modifié les faits révélés dans ce livre, » et « n’a pas modifié non plus les analyses de ces événements. »
[6] A ce stade, il est nécessaire de présenter le rôle et la fonction des principaux interlocuteurs allemands de Bousquet que nous rencontrerons dans la suite de ce texte : le SS-Brigadeführer Carl Oberg, haut commandant des SS et de la police en France (HSSPF), dirige tous les services répressifs en France. Sous ses ordres, le SS-Standartenführer Herbert Knochen dirige la SIPO-SD, organe policier de la SS. Le SS-Hauptsturmführer Theo Dannecker, sous les ordres de Knochen est le responsable de la section IVJ du SD en charge de la question juive. Il sera remplacé à l’été par Röthke. Herbert Hagen, Kommandeur der SIPO à Bordeaux, nommé à Paris en juin 1942, joue le rôle d’un chef d’état-major auprès d’Oberg, sa connaissance du français lui conférant un rôle important dans les négociations menées avec les Français.
Des questions me viennent à la lecture du texte de René Fiévet, très détaillé.
Pourquoi se réclamer d’Althusser en termes méthodologiques ?
D’après mes propres recherches de politologue, Serge Klarsfeld, au-delà de tous ses défauts, comme un tout chacun, reste en deçà de la vérité, mais il l’a approchée de très près concernant Bousquet.
Précision : membre provincial de base d’HSCO, j’ai publié aux Classiques des Sciences sociales (site en libre accès lié aux Universités de Chicoutimi et de Montréal au Québec), 3 volumes documentaires d’interrogatoires d’Oberg, de Hagen et de Knochen (mise en ligne en janvier et février 2024). Seul l’ouvrage partial et limité d’une journaliste sur Bousquet reste évoqué.
Un point paraît important : on ne peut se contenter de commentaires des documents cités ici, pour illustrer en fait une interprétation contraire à la vérité historienne : « Laval et Bousquet aurait “sauvé” des Juifs français » en « marchandage » contre des « Juifs étrangers ». Il faut intégrer aussi d’autres témoignages, comme – parmi d’autres qui existent, ici ignorés – celui, dans ses « Carnets Secrets » d’André Lavagne, alors chef du Cabinet civil du Maréchal Pétain. Ce dernier écrit notamment, à la date du Jeudi 6 août 1942 :
« Fatigue et découragement, inquiétude et dégoût montent […]. Longue discussion avec Jardel pour les Juifs. Peu à peu, Laval cède tout aux Allemands ; nous devenons complices d’une vraie persécution haineuse et inhumaine, sans nous borner ni à un rôle de police ni, au moins, après un refus, à laisser les Allemands agir seuls, par la force, pour nous imposer leurs actions féroces. Comme Darlan, Laval et Bousquet tendent à écarter l’entourage du Maréchal pour s’adresser directement à lui, qui cède toujours, quitte, après, à le regretter et à en vouloir à celui qui a, dans le feu de la conversation, extorqué son approbation.
Bousquet ne nous dit rien ; son immédiat collaborateur, Fourcade, a refusé de répondre à Georges Picot envoyé par Campet et Jardel pour le questionner sur la question juive, mais Bousquet est venu ce matin raconter triomphalement qu’il a obtenu des Allemands, eux aussi inquiets du terrorisme, ce qu’ils avaient toujours refusé jusqu’ici : la constitution de groupes mobiles et la possibilité d’armer la police sérieusement.
… Mais on commence à livrer des Juifs de zone libre. Longue discussion avec Jardel. Je lui montre la gravité de la chose : cela atteint notre honneur et risque de compromettre toute la politique du Maréchal. Si nous devenons maintenant, en zone libre, complices des persécutions des Allemands, c’est (à l’intérieur) le clergé catholique qui abandonne son loyalisme, son silence (déjà excessif), c’est le Vatican, l’Amérique, l’étranger qui nous désavouent. Après deux ans d’efforts, nous pouvons perdre notre chance d’être les médiateurs entre l’Amérique et l’Allemagne. J’ajoute que Laval ne sait jamais dire non et cède petit à petit ; que, de reculade en reculade, au bout de ces deux ans, on est à l’extrême limite … Jardel le reconnaît, admet que cela devient intenable, que nous seronts bientôt à un tournant aussi grave qu’en juin 1940, mais n’ose rien faire […].
Ici, toujours affolement, crainte d’un coup de main terroriste ou gaulliste dimanche. Tout cela m’écœure. […]. »
Il n’ y a pas de « conseil des ministres », de « gouvernement de Vichy ». Pétain est coupé de Laval. Quant à Bousquet…
Au fait, où est chez Klarsfeld, chez Laurent Joly, chez René Fiévet, le point de vue d’une résistance, qui, pour celle giraudiste à Alger, le 3 mai 1943, après la Conférence deu Quartier d’Anfa à Casablanca, a considéré que « l’ancien gouvernement de Vichy » ne représentait plus juridiquement la France sur le plan international ?
Et que dire de cette première dépêche de l’Agence Reuter publié à Londres le 28 août 1942 : « Le Pape serait intervenu contre les mesures racistes ». La radio américaine annonce qu’à la suite d’une intervention du Pape, Pétain aurait demandé aux autorités allemandes de limiter aux Juifs étrangers les mesures raciales récemment édictées à Paris. Pétain aurait insisté particulièrement auprès des nazis pour que la Gestapo cessât de déporter en Sibérie et en Pologne des Juifs français.
Selon les informations parvenues jusqu’à présent les décrets allemands ne devaient atteindre que les Juifs ou les réfugiés étrangers établis dans la zone occupée. Mais Laval vient d’en émettre de nouveaux qui étendraient l’application de ces mesures à la zone non occupée. »
Et de cette autre, de source identique, paru à Londres le même jour :
« Laval rejette une démarche du Pape au sujet des Juifs.
La radio allemande annoncé hier soir que Laval a opposé une fin de non- recevoir à la démarche urgente entreprise par le Pape au sujet “des mesures de protection contre les Juifs,” décidées par le gouvernement de Vichy. Laval a déclaré au Nonce “qu’il entendait ne pas être influencé par le Saint-Siège” dans l’application de ces mesures. – (REUTER). »
*
Ceci n’est qu’une première réaction. Le débat mériterait d’être plus long, évidemment. Merci de bien vouloir communiquer ceci aux lecteurs d’HSCO. (Communiqué à son président en copie, Jean-Michel Adenot et à mon collègue et ami de recherches, Jean-Marc Berlière).
Pr. Michel Bergès (Université de Bordeaux).
Réaction d’Alain MICHEL Le 31.08.24
Cher Michel Bergès
permettez-moi de faire un certain nombre de remarques sur vos remarques à René Fievet. Je les fais dans l’ordre de votre texte.
1/ L’approche de Klarsfeld concernant Bousquet est totalement erronée. Sous l’influence des déclarations de Darquier, il a écrit un texte à charge, qui parfois va jusqu’à la falsification. Ainsi, dans la traduction du compte-rendu des échanges entre Dannecker et Bousquet le 4 juillet, il écrit que Bousquet aurait déclaré qu’il voulait faire de nouvelles rafles. Or en Allemand il est marqué « un nouveau recensement ». La vraie traduction se trouve dans le livre du Dr Joseph Weill sur le sauvetage de 1946, et dans celui du CDJC de 1947 sur les documents présentés par la France à Nuremberg. Tous les spécialistes de la langue allemande que j’ai interrogés m’ont dit qu’il est impossible de confondre les deux mots. Personne ne doutera que Klarsfeld ait des problèmes en Allemand. Ce n’est qu’un exemple. J’ai lu les dossiers de la Haute cour et Klarsfeld n’a cité que ce qui l’arrangeait. Ainsi dans le dossier on trouve toute une série de témoignages de Juifs montrant comment Bousquet les a aidés et protégés. Pas une trace chez Klarsfeld. Quant aux analyses, la plupart du temps elles ne tiennent pas la route. Ainsi, pas un seul document français ou allemand ne fait un lien entre les négociations concernant les Juifs et celles sur l’autonomie de la police, et elles n’ont pas d’ailleurs pas la même chronologie.
2/ Vous parlez de vérité historienne. Moi ce qui m’intéresse c’est la vérité historique. Or tous les documents montrent que Vichy s’est en permanence opposé à l’arrestation des Juifs français depuis le début des négociations (25 juin 1942) jusqu’à l’annonce par les Allemands qu’ils ne respecteront plus les accords et vont arrêter désormais (août 1943) les Juifs français comme les Juifs étrangers. Entre ces deux dates il n’y a pas de déportation de Juifs français sauf dans de rares cas où les Allemands violent eux-mêmes ces accords (comme début mars 1943).
3/ Le témoignage de Lavagne est intéressant mais premièrement il ne parle nulle part de Juifs français ou étrangers, et d’autre part il confirme que la politique concernant les Juifs ne passe plus, à ce moment, par Pétain.
4/ Les arrestations de zone sud en août 1942. Fin juin 1942, Laval avait déclaré (dans les notes du conseil des ministres) qu’il n’était pas question d’arrêter des Juifs en zone sud. Que s’est-il passé alors? C’est le témoignage de Bousquet à son procès qui permet de comprendre. Pour forcer la main de Laval, les Allemands demandent à ce que l’article 19 de l’armistice soit appliqué aux Juifs apatrides ex-allemands, autrichiens, tchèques, polonais, etc. J’ai établi que l’accord sur ce point se fait le dimanche 28 juin à Vichy entre Laval et Rhan (voir le journal de Paul Morand à cette date). Ceci est confirmé par les échanges Bousquet – Dannecker du 4 juillet, au cours desquels Bousquet impose qu’en zone nord aussi on n’arrête que les Juifs apatrides et pas tous les Juifs étrangers. La conséquence en est l’annulation de 4 trains de déportation, dont celui de Bordeaux, car il n’y a pas suffisamment de Juifs apatrides dans ces villes. Bousquet a également limité la casse en zone sud, en disant qu’il n’y avait que 11.000 Juifs apatrides en zone sud alors que Dannecker se basait sur le chiffre de 50.000 donné par Darquier.
5/ la résistance ne s’est pas préoccupée du sort des Juifs même s’il y a eu des résistants qui les ont aidés.
6/ Je doute beaucoup que l’on puisse utiliser les agences de presse de manière sérieuse pour comprendre ce qu’il s’est passé hier comme aujourd’hui.
Amicalement
Alain Michel
Rabbin Alain Michel, historien
Directeur des éditions Elkana
Réponse de René FIEVET à Alain MICHEL
Cher Alain Michel,
Concernant votre commentaire d’aujourd’hui, je lis ceci, qui m’a beaucoup étonné : » Bousquet a également limité la casse en zone sud, en disant qu’il n’y avait que 11.000 Juifs apatrides en zone sud alors que Dannecker se basait sur le chiffre de 50.000 donné par Darquier. »
Comme vous le savez, ma seule source est le Vichy-Auschwitz de Klarsfeld, et le Calendrier de la déportation. Or je n’y lis rien de tel. Je lis au contraire ceci, dans la note rédigée par Dannecker le 15 juin, tout de suite après son entretien avec Darquier : « Comme le montre l’entretien du 15.6.1942 avec le commissaire français aux Affaires juives, on peut compter également sur la mise à notre disposition de plusieurs milliers de Juifs de zone non occupée en vue de leur évacuation. » On est donc loin du chiffre de 50000 juifs.
Par ailleurs, je ne vois aucun document où on lit que Bousquet aurait déclaré qu’il n’y avait que 11000 juifs apatrides en zone Sud. Mais peut-être (sans doute ?) ai-je mal lu, car j’ai plutôt tendance à vous faire confiance quand il s’agit d’établir les faits. Quelle est la source de cette information ?
En ce qui me concerne, et contrairement à ce que veut faire croire Klarsfeld, je ne crois absolument pas que Bousquet ait proposé aux Allemands les 10 000 juifs de zone Sud lors de la réunion du 16 juin 1942. Ce chiffre provient de la propre programmation de Dannecker, établie le 15 juin, précisément après sa rencontre avec Darquier. Il s’agit ici d’une considération connexe, que je me permets de relier aux « 11 000 juifs apatrides en zone sud » que vous évoquez.
Bien cordialement.
René Fiévet
Réponse d’Alain MICHEL à René FIEVET (01.09.24)
Cher René
Trois explications rapides :
1/ le chiffre de 50.000 est réclamé par Dannecker le samedi 27 juin lorsqu’il vient demander à l’ambassade d’intervenir auprès de Laval. A ma connaissance, aucun historien n’a cherché à comprendre pourquoi Dannecker réclame ce chiffre alors qu’il n’a jamais été question auparavant de ce chiffre.
2/ La réponse se trouve dans la déposition de Bousquet à son procès, Je vous cite ce que j’écris dans mon futur livre :
Ce point apparaît lorsque Bousquet aborde dans sa déposition le Conseil des Ministres de début juillet (en le situant par erreur le jeudi 2 juillet alors que, nous l’avons vu, il s’est tenu le vendredi 3 juillet) : « Le jeudi 2 juillet, le Conseil des Ministres fut saisi de cette affaire, et il s’arrêta à la décision suivante, qui eut l’agrément du Maréchal :
Les Juifs français devaient demeurer sous la souveraineté et la protection du Gouvernement français.
Pour les Juifs étrangers de zone sud, le Gouvernement devait contester les chiffres qui avaient été donnés aux Allemands par le Commissariat Général.
En effet, le Commissariat Général avait dit aux allemands qu’il y avait, en zone sud, 54.000 ou 50.000 israélites ressortissants ou de race allemande.
Le gouvernement demandait encore que l’on fit des réserves sur les israélites de certaines nationalités, en attendant les réactions possibles des ambassades.
Enfin, on constatait qu’il était impossible de s’opposer au rapatriement des ressortissants allemands, d’une part parce qu’il s’agissait de l’application de la convention d’armistice et, malheureusement aussi, parce qu’il s’agissait, pour une large part, d’israélites qui étaient venus en France, en octobre 1940, sur une décision même du Chancelier Hitler et postérieurement, par conséquence, à la convention d’armistice[1]. » A la fin de la page suivante, Bousquet donne une précision supplémentaire : « La première conversation importante que j’ai eue avec le Ministre de l’Intérieur [Laval] à ce sujet se place au mois de juillet [1942], et je l’ai eue parce que le Ministre de l’Intérieur avait demandé aux services du Ministère de l’Intérieur de lui donner la statistique approximative des israélites qui pouvaient être frappés par les mesures allemandes.
La direction des Etrangers du ministère de l’Intérieur avait donné le chiffre de 12.000 ce qui avait provoqué, de la part du Commissariat Général aux questions juives, des protestations violentes, estimant que ces statistiques avaient été truquées. »[2] On le voit, deux statistiques concurrentes existent dans l’administration de Vichy concernant l’évaluation du nombre de Juifs de zone sud correspondant à la demande allemande d’application de l’article 19. D’un côté nous avons une administration antisémite qui fonctionne avant tout sur des préjugés et avec un désir de nuire le plus possible aux Juifs ; de l’autre une administration qui est, elle aussi sans doute, influencée en partie par les idées reçues de l’époque concernant les Juifs, mais dont la tâche consiste à défendre la souveraineté française en s’appuyant sur les réalités du terrain, contrairement aux chiffres avancés par le CGQJ qui relèvent sans doute plus de la propagande antijuive que d’une recherche statistique honnête. Cette différence a joué un rôle non négligeable dans les choix décidés fin juin et début juillet, et pour le comprendre nous devons, comme annoncé précédemment, relire les événements qui se sont déroulés à partir du 26 juin à la lumière de cette question des Juifs apatrides considérés comme ex-allemands.
[1] Haute cour, p. 87.
[2] Ibid., , p. 89.
On le voit, les déclarations de Bousquet permettent de mieux comprendre ce qui est en jeu tant le 27 juin lorsque Dannecker vient à l’ambassade que les décisions du Conseil des ministres du 3 juillet.
3/ L’origine du chiffre des 10.000 soi-disant proposé par Bousquet le 16 juin est l’erreur de Hagen dans ses souvenirs de ce qui s’est passé avec Heydrich en mai. Apparemment Hagen a confondu la réunion avec Bousquet et celle avec De Brinon et Darquier. Voir la déclaration de Bousquet à son procès sur une confidence que lui avait fait De Brinon. D’autre part, faites bien attention à ce que dit Dannecker le 25 juin, lorsqu’il parle de sa découverte de la remarque de Hagen à propos des 10.000. Hagen n’a pas fait un compte rendu de la réunion du 16, mais semble avoir ajouté a posteriori sa remarque sur Bousquet. Le même Hagen renouvellera son erreur en septembre à propos du télégramme de Schleier.
Amitiés
Alain
Rabbin Alain Michel, historien
Directeur des éditions Elkana
Réponse de René FIEVET au post de Michel BERGES du 31.08.24
La première réaction de Michel Bergès à mon texte (et je l’en remercie) appelle chez moi les commentaires suivants, en réponse à trois remarques qu’il formule :
(1) Pourquoi se réclamer d’Althusser en termes méthodologiques ?
La référence à Althusser (« lecture symptomale ») permet de bien préciser l’objet de mon texte : traquer tous les indices qui permettent de dévoiler le sens implicite d’un récit qui se présente au lecteur avec tous les caractères de l’objectivité historique. Ma lecture du Vichy-Auschwitz de Klarsfeld n’est pas innocente : elle est mal intentionnée, et même coupable. D’où la citation mise en exergue. Dès l’introduction, je passe un pacte avec le lecteur, et j’explique ma démarche (« un exercice bien délimité, parfaitement circonscrit, presqu’en vase clos, qui fait en sorte de ne pas déborder des limites qu’il s’est fixé lui-même »). Si le lecteur n’est pas intéressé par ma démarche, il est inutile qu’il aille au-delà de l’introduction. Il perdra son temps.
(2) Un point paraît important : on ne peut se contenter de commentaires des documents cités ici, pour illustrer en fait une interprétation contraire à la vérité historienne : « Laval et Bousquet aurait “sauvé” des Juifs français » en « marchandage » contre des « Juifs étrangers ».
Ce commentaire, avec le témoignage d’André Lavagne qui suit immédiatement, suscite deux réponses de ma part.
Tout d’abord, je pense effectivement (contrairement à Michel Bergès, semble-t-il) que le matériau fourni par Klarsfeld permet d’établir qu’il s’est bien agi d’un arbitrage entre juifs français et juifs étrangers. Néanmoins, il a raison sur le fond : pour établir définitivement la vérité historique, on ne saurait se contenter de cet exercice de lecture critique. C’est ce que j’écris au début de ma conclusion : « il est possible que d’autres documents existent, qui puissent contredire la thèse que nous défendons ici, selon laquelle René Bousquet ne fut pas, du côté français, cet élément moteur et décisionnel dans la déportation des Juifs que veut nous faire croire Serge Klarsfeld. Toutefois, il est peu probable que ce soit le cas et, en toute hypothèse, cela n’invaliderait en rien le sens de la démonstration qui se limite à une critique interne du livre Vichy-Auschwitz, tel qu’il se présente à nous. »
Ensuite, le témoignage très intéressant d’Ándré Lavagne va même dans le sens de ce que j’ai écrit : « la démarche militante (de Klarsfeld) lui interdit de comprendre que Laval avait décidé dès le début qu’il ne dirait pas non aux demandes des Allemands concernant la déportation des Juifs, car c’était aller à l’encontre de la politique de collaboration dont il avait fait l’axe principal de son action. Il y aurait nécessairement un accord ; il lui fallait seulement en négocier le contenu. » Toutefois, le récit de Lavagne est extérieur au sujet de mon texte, qui ne porte que sur les propres écrits de Klarsfeld. Je sais que c’est frustrant pour l’historien qu’est Michel Bergès, mais c’est le pacte que j’ai passé avec le lecteur dès l’introduction de mon texte. Encore une fois, mon texte n’est pas un travail d’historien, c’est une lecture critique d’un texte d’historien.
(3) Au fait, où est chez Klarsfeld, chez Laurent Joly, chez René Fiévet, le point de vue d’une résistance, qui, pour celle giraudiste à Alger, le 3 mai 1943, après la Conférence du Quartier d’Anfa à Casablanca, a considéré que « l’ancien gouvernement de Vichy » ne représentait plus juridiquement la France sur le plan international ?
Il est exact que la résistance n’apparaît nulle part dans mon texte. Tout simplement parce que ce n’est pas le sujet qui est traité ici. Toutefois, j’aborde longuement cette question dans la troisième partie du livre que j’ai co-écrit avec Jean-Marc Berlière et Emmanuel de Chambost. Je pense en effet (sans doute comme Michel Bergès) que l’historiographie récente sur la période 1940-44, axée sur la culpabilité de Vichy et la repentance, a largement occulté la dimension politique de cette histoire, pourtant essentielle. De Gaulle, la France libre et la résistance sont les grands vaincus du discours mémoriel actuel. Tout juste concède-t-on qu’ils ont « sauvé l’honneur ». « Tout est perdu, fors l’honneur », aurait dit François 1er après la bataille de Pavie. Cette expression désigne toujours des vaincus.
De Michel BERGES (05.09.24) :
Voici ma réponse brève et finale aux remarques stimulantes de René Fiévet et Alain Michel.
Il y a bien une affaire Bousquet-Laval liée à une scène de crimes. Mais 80 ans après les faits, une sorte d’oxymore analytique défie les historiens.
– D’un côté, par exemple, dans “Les Élites françaises entre 1940 et 1944” (Paris, Armand Colin, 2016, p. 32), l’historienne Annie-Lacroix-Riz a la première apporté les preuves archivistiques que ces deux politiciens figuraient bien sur une liste de 1947 les désignant passibles de l’article 75 du Code pénal pour “trahison” et “intelligence avec l’ennemi”. D’où leurs procès, si contrastés, les choses ayant été “réglées” pour Laval dès 1945, de la façon que l’on sait.
– De l’autre, depuis leurs cellules à la prison de Fresnes, les deux repérés avaient concocté un “système de défense” condensé par cette assertion de Laval – non sans connivence avec la version, ultérieure de peu, d’Helmut Knochen (chef du BDS à Paris), convenue elle encore avec celle simultanée de Bousquet :
“C’est dans leur répression contre les Juifs que j’ai eu au contraire à lutter le plus contre les Allemands et leurs complices français, car une passion antisémite ne pouvait justifier les actes de cruauté qu’ils accomplissaient. J’ai pu contribuer à sauver des milliers de Juifs français. Il m’a été quelquefois impossible de sauver des amis personnels juifs qui avaient été arrêtés par les Allemands et dont la libération ne me fut jamais accordée …” (In “Laval parle”, disponible sur l’Internet, édité par le couple de Chambrun, fille et gendre de Pierre Laval).
Un tel “sauvetage” putatif est infirmé par diverses décisions de Laval et de Bousquet (ou vice versa), qui, en plus de leur rôle dans le processus de destruction des Juifs de France, complétèrent leur soutien à des forces nazies luttant contre la Nation et la Résistance dans leur ensemble.
Alors, se dressèrent EXPLICITEMENT contre les deux politiciens, nombre de patriotes, les “Justes” reconnus par Israël, les Églises, le Vatican … Quant à cette Résistance multiple et indissoluble dans sa répression, comptant maints camarades juifs dans ses rangs, en se battant malgré filatures, arrestations, tortures, prisons, camps, convois, jusqu’à la mort contre l’hitlérisme, elle luttait majoritairement en même temps contre l’antisémitisme hitlérien.
Apparaît utile ici l’analyse des procédés de dissociation cognitive et de reconstruction mentale des faits par les emprisonnés des années 1945. Voie de travail bien tracée par l’historien allemand Ulrich Herbert dans son ouvrage Werner Best. Un nazi de l’ombre (Paris, Tallandier, 2010). Celui-ci présente ainsi (p. 404) les notes rédigées dès l’été 1945 dans sa prison danoise par ce général SS qui avait sévi en zone occupée en France de 1940 à 1942 :
“Elles sont un mélange de création de mythes et de descriptions minutieuses, de mauvaise littérature, d’omissions intentionnelles, et, de temps à autre, d’analyses étonnamment précises, d’auto-stylisation vaniteuse et de kitsch pathétique.”
Reste à prouver que ce fut le cas – ou non – pour Laval et Bousquet …
De façon cartésienne, documents et témoignages à l’appui, il est difficile, au regard également des conséquences humaines aussi dramatiques d’un tel dossier, de douter que ce le fut.
Pr. Michel Bergès
Université de Bordeaux