Dans le livre qu’il a consacré aux Policiers français sous l’Occupation (Perrin, 2001, page 22), Jean-Marc Berlière confirme que c’est à l’historien que reste la tâche de comprendre, sans inculper, ni disculper. Et de citer Hannah Arendt qui, dans La vie de l’esprit, écrit que « le besoin de raison n’est pas inspiré par la recherche de la vérité, mais par la recherche du sens », en prenant bien soin d’ajouter que « sens et vérité ne sont pas la même chose. » L’historien par son travail s’inscrit au carrefour de ces deux recherches : celle du sens et celle de la vérité. C’est ce que nous avons essayé de faire, avec Jean-Jacques Fouché, dans l’ouvrage que nous avons publié en 2008, Tulle, nouveaux regards sur les événements de juin 1944 à Tulle (Editions Lucien Souny, 2008).
Le 7 juin 1944, les maquisards FTP de Corrèze attaquent les forces allemandes d’occupation et les troupes du gouvernement de Vichy qui sont stationnées à Tulle. Le lendemain, 8 juin, une unité de Waffen SS de la division Das Reich, commandée par le général Lammerding, arrive en soirée dans la ville, et effectue le lendemain une rafle parmi la population, avant d’exécuter publiquement 99 otages par pendaison le 9 juin, puis le 10, déporte 149 hommes, dont 101 ne sont pas revenus.
Construite sur des lacunes, des oublis, des valorisations excessives, des rancœurs et des ressentiments, la mémoire de ces terribles et sanglants évènements de Tulle demeure partagée.
C’est pour cette raison que tout nouveau témoignage ne peut qu’apporter des éléments d’une véritable réflexion. D’où l’intérêt de lire le précieux souvenir de Lucie Mezzomo-Martineau, qui ne peut qu’aider à mieux comprendre et expliquer ce qui s’est passé au mois de juin 1944, à Tulle, chef-lieu du département de la Corrèze.
Gilbert Beaubatie (membre fondateur de HSCO)
Nous rappellerons que l’association HSCO a été fondée symboliquement à Tulle le 17 octobre 2014.
Lucie Mezzomo-Martineau, épouse de Michel Martineau, l’un des membres fondateurs de HSCO, nous a quittés en août dernier. Publier son témoignage est une façon pour nous de lui rendre hommage.
TULLE, mon 9 juin 1944
J’ai été approchée, il y a quelques temps, par le Comité des Martyrs de Tulle, qui souhaitait recueillir mon témoignage sur les dramatiques événements de juin 1944 perpétrés par la division Das Reich.
Je m’appelle Lucie Mezzomo et suis née en octobre 1936 à Tulle.
J’ai la double nationalité et suis devenue française en juin 1940. J’ai conservé des liens familiaux avec ma famille bellunese et suis titulaire d’une licence d’Italien et d’une licence d’Anglais Paris-Sorbonne.
Mon père, Ermenegildo Mezzomo, a travaillé dans les mines à Marcinelle et a effectué son service militaire en Italie dans les Alpini à la « penna nera ». Très marqué par la guerre de 15-18, son village au bord du Piave a été détruit. Mon père, profondément patriote, ne sollicitera jamais la nationalité française. Il continuera de voter en Italie.
En 1934, doté de l’oreille absolue, il devient accordeur d’accordéon chez le fabricant très connu Maugein, à Tulle, un emploi qui lui assure de bons revenus. Il joue dans l’orchestre maison. Sa femme Giuseppina, ma mère, a été en service chez « l’ingeniere » de Conz, à Padoue. En France, elle travaille quelques temps aux conserves Valade. Tous deux viennent de Santa Giustina Bellunese, région de la Vénétie pauvre et montueuse, parfois tourmentée : les Dolomites. Les habitants parlaient alors le Vénitien, la langue de Carlo Goldoni. Aujourd’hui, l’Italien s’est généralisé et la région est prospère.
L’émigration vers l’Amérique du Sud, qui a débuté vers 1850, perdure encore en 1930. Les gens sont catholiques et conservateurs.
A Tulle, nous sommes des étrangers, a priori mal vus par les gens du cru. Nous allons à la messe et Giuseppina Dalla Cort, qui a la langue bien pendue, cherche la bagarre avec les matrones à proximité. Elle est propriétaire de sa maison et fait des envieux. Elle exhorte les Tullistes à aller moins au bistrot et à travailler plus !
Je ne me souviens pas des 6, 7 et 8 juin, car nous habitions à l’écart, côte de Poissac, mais avec vue plongeante sur la Manu.
Je me rappelle les ragots colportés par les commères : des bonnes femmes avaient fait «des choses» aux blessés et morts allemands. On ne parlait pas de résistance, mais d’attaques des Communistes et des Terroristes.
Le matin du 9 juin, des SS firent la tournée des maisons à la recherche de partisans. Mon père avait le physique de l’emploi, 35 as, pas rasé, débraillé, les cheveux en bataille, une constitution robuste.
Il est emmené manu militari dans la cour de la Manu.
Toute la journée, nous sommes restés à dire le chapelet à genoux, ma mère, mon frère Elie, 8 ans, et moi, 7 ans.
Ma mère n’avait pas de nouvelles.
On apprit que les Allemands avaient jeté les morts dans une décharge à la sortie de Tulle.
A son retour à la maison, sans doute en août 44, mon père nous dit qu’il avait été dirigé, le 10 juin, sur la gare de Limoges, puis interné temporairement au camp de Nexon, où il ne fut pas maltraité. Je ne sais plus quand il en est sorti.
En 1996, par curiosité, je suis allée à Nexon. Personne ne semblait savoir : « Quel camp ? Il n’y a jamais eu de camp ! ». Mais la gendarmerie nous en a confirmé l’existence et indiqué l’emplacement d’une cité HLM.
Le 9 juin, lors du tri, mon père changea fréquemment de file mais fut surveillé de près. Il montra à la sentinelle une photo de sa famille. La sentinelle regarda ailleurs… et mon père sortit ainsi de la file macabre.
Il est sans doute le 100ème des 99.
Epilogue :
Au moment de l’Epuration, mon père fut arrêté par les FTP au motif qu’il était Italien, donc supposé fasciste, pétainiste, collabo… En septembre 1944 il fut incarcéré à la prison de Tulle, où il fut battu et torturé à la cigarette : « collabo, macaroni, fumier, tu vas payer… »
Avec le retour de l’ordre républicain, il fut libéré, plein de plaies, de morpions et de puces.
Mes parents vendirent la maison, mal, avec un dessous de table en billets de 5000 dont ils eurent bien du mal à assurer l’échange au moment de la démonétisation qui avait pour but de couper l’herbe sous le pied des trafiquants du Marché noir.
Ils trouvèrent refuge à Drancy, en Région parisienne, chez des compatriotes bellunesi.
Lucie Martineau, née Mezzomo
Juin 2023.