(source photo : museedelaresistanceenligne.org)
Vrais faux coupables
Auteur : Jean-Marc Berlière
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On ne prête qu’aux riches, c’est bien connu et dans le domaine de l’histoire, où le premier mot – sinon le dernier – appartient au vainqueur, l’historiographie reprenant plus ou moins (in)consciemment et prudemment la mémoire officielle et les mythologies bâties par le vainqueur à sa propre gloire, accable les vaincus (normal !)et n’hésite pas à leur imputer des crimes commis par d’autres.
L’exemple sans doute le plus connu est celui de Katyn et du massacre de plus de 4000 officiers polonais qui y fut opéré à l’automne 1940 par les tueurs du NKVD : un massacre que l’URSS imputa pendant des décennies, aux nazis, au mépris des faits et des preuves, tant il est vrai que ces derniers avaient commis des milliers de Katyn pendant leur occupation (sur ce massacre, Cf. le livre de référence : Victor Zaslavsky, Le massacre de Katyn, Perrin, Tempus, 2007)
Il aura fallu attendre 1990 pour que les Soviétiques, par la personne de Gorbatchev, reconnaissent la paternité de ce crime : une paternité qui dérange encore la gauche française comme l’a montré l’hostilité de l’ accueil, en 2009, du film de Wajda dont le père Jakub Wajda, capitaine au 72e régiment d’infanterie, fut l’un des officiers assassinés (sur le sujet et les tabous de la gauche française, Cf. le très bel article d’ Adam Michnik dans le Monde du 15 Avril 2009 en réaction à l’invraisemblable ignorance révélée par la critique du film dans le même quotidien, le 7 avril précédent)
L’historiographie française n’est pas avare de telles attributions mensongères ou indues.
Nous rendrons donc dans cette rubrique épisodique à fréquence variable à César (ou Landru ?) ce qui est indûment attribué à d’autres.
La milice et le crime des puits de Guerry
Par trois fois, les 24, 26 juillet et 8 août 1944, 26 puis 3 juifs puis 8 femmes (certaines portant des traces de violence sadique) conduits dans une ferme au lieu-dit Guerry (commune de Savigny-en-Septaine) furent jetés, pour la plupart vivants, dans l’un des puits très profonds de la ferme. Les assassins prirent la précaution de jeter des pierres et du ciment par-dessus les corps pour dissimuler un crime qui serait resté inconnu sans le témoignage d’un survivant qui permit la découverte et l’exhumation des corps. Ces crimes monstrueux sont généralement attribués à la Milice française et en particulier à Joseph Lécussan, un antisémite pathologique et virulent, par ailleurs l’assassin de Victor Basch qu’il a tué le 10 janvier 1944 à Lyon. Ce massacre de Guerry serait une conséquence de l’affaire de St Amand Montrond (sur cette affaire cf T. Todorov, Une tragédie française : Été 44, scènes de guerre civile. Seuil)
Il n’est pas question ici de réhabiliter Lécussan, ni la Milice dont les responsabilités et les dérives sont connues et attestées dans d’autres lieux et d’autres affaires, mais, comme pour l’assassinat de Georges Mandel (Cf J.-M. Berlière et F. Le Goarant, Liaisons dangereuses : Miliciens, truands, résistants à l’été 1944, Perrin, 2013), de rétablir les responsabilités et de rappeler que Milice et miliciens – toujours désignés (par ignorance, paresse intellectuelle, idéologie ?) comme auteurs ou responsables de tous les crimes et exactions commis sous l’occupation (quand bien même parfois alors que la milice n’existe pas encore ou n’est pas déployée en zone nord)- n’est pas responsable d’un crime qu’on lui attribue un peu trop généreusement et précipitamment.
En réalité, les 37 juives et juifs assassinés dans des conditions particulièrement ignobles aux puits de Guerry, après avoir été préalablement extraits de la prison de Bourges, le furent par des Allemands du SD de Bourges, assistés de Pierre Paoli, un auxiliaire français impliqué dans nombre d’autres crimes et tortures.
Ni le SD, ni Paoli n’ont à voir avec la milice.
Si quelques-unes des victimes avaient bien été arrêtés à St Amand Montrond le 20 juillet sur les instructions de Lécussan* « qui a usurpé le titre et les fonctions de préfet du Cher » (lettre de Pétain à Laval du 6 août 1944), une fois livrés aux Allemands (le 21) ils ne dépendaient plus que de ces derniers.
La meilleure mise au point sur cette affaire complexe semble être celle de Jean-Yves Ribault (ancien directeur des Archives Départementales du Cher)
La tragédie des puits de Guerry (été 1944) : étapes, rouages et mobiles d’une répression raciale
qui rappelle que :
«L’exécution de Philippe Henriot exacerba l’antisémitisme virulent de Lécussan et de ses acolytes, tels Roger Thévenot, son collègue de Bourges (chef départemental de la Milice pour le Cher-Nord, exécuté à Bourges, le 8 août 1944, sur l’ordre du commandant Colomb — Arnaud de Vogüé —, chef des FFI du Cher-Nord). Selon toute apparence, elle constitua le prétexte qui inspira à Lécussan la rafle des juifs de Saint Amand Montrond (les 20 et 21 juillet) et leur livraison à la police allemande. » ]
Il pose ensuite cette question dont on a trop tendance à oublier la pertinence quand on se situe après la découverte de la shoah :
« On doit se demander quel sort les miliciens en général, leur chef Lécussan, cet activiste antisémite, en particulier, envisageaient pour les juifs qu’ils livraient à la police allemande ? Interrogation qui concerne d’ailleurs l’ensemble des partisans de la collaboration, depuis le sommet de l’État français jusqu’au militant ordinaire de la Révolution nationale. À Saint-Amand, comme partout ailleurs, la réponse la plus probable reste celle qui était la plus répandue dans l’opinion publique, y compris dans les cercles miliciens : les juifs étaient transférés en Allemagne ; les plus avertis pouvaient préciser : dans des camps de travail à l’Est. À partir de l’entrée des malheureux juifs de Saint-Amand dans le quartier allemand de la prison de Bourges leur sort, fatalement funeste, échappait à Lécussan. Les procédures habituelles de déportation auraient dû leur être appliquées par le SD de Bourges sous le contrôle hiérarchique du Kommandeur d’Orléans. Ce ne fut pas le cas, pour des raisons que Paoli a données avec une grande vraisemblance : ‘Comme nous étions au 24 ou 25 juillet, il était difficile, sinon impossible, d’emmener les juifs dans les camps de concentration allemands. Hassé a demandé à Orléans si cependant leur transfert en Allemagne était possible. Il lui a été répondu par le Kommandeur d’Orléans qu’il n’y avait plus moyen d’assurer leur départ en Allemagne et qu’il fallait les « liquider ». Il n’y avait en effet plus de place du tout à la prison de Bourges, qui se trouvait pleine et dans l’impossibilité de recevoir de nouveaux détenus. L’extermination de ces juifs a donc été décidée. Je suis prêt à m’expliquer en détail sur la façon que nous avons employée pour y parvenir’ ».
Les coupables (les hommes du SD de Bourges) échappèrent au châtiment :
« il y eut bien un procès dit « de la Gestapo de Bourges », les 25 et 26 avril 1950, devant le tribunal militaire de Lyon, visant les policiers allemands du SD de Bourges, nommément Merdsche, Hassé, Knittel, Winterling, Schulz, Hemmerich et Bazedow. Seul ce dernier comparut et minimisa systématiquement son rôle, consentant à peine à avouer quelques brutalités et niant énergiquement être pour quoi que ce soit dans le massacre de Guerry. Il confia seulement que, de retour en Allemagne avec ses camarades, Hemmerich lui aurait avoué que c’était lui qui, avec Winterling, et sur l’ordre de Hassé, avait exécuté les juifs et que Paoli n’avait pas participé à l’exécution. Cette indication est si proche de celle de Paoli que l’on a le choix : ou bien elle la corrobore ou bien, le témoignage de Paoli étant dans le dossier du procès de Lyon, les (excellents) avocats de Bazedow en ont eu connaissance. Condamné à dix ans de réclusion, Bazedow était rayonnant à l’énoncé du verdict, nous disent les comptes-rendus de presse. Ses complices étaient condamnés à mort par contumace. (Aucun de ces condamnés à mort par contumace n’eut à répondre de ses crimes et exactions. Le plus haut gradé, Fritz Merdsche, retrouvé en 1976 par Serge Klarsfeld à Francfort, où il exerçait ses fonctions de juge au tribunal, nia toutes les accusations en bloc, allant même jusqu’à affirmer qu’il n’y avait jamais eu de Gestapo à Orléans, ce qui, du strict point de vue sémantique, était exact. Il mourut en 1985 après une paisible retraite. On pourrait sans doute en dire autant de Hassé et de ses subordonnés. Pour être complet, signalons que le Tribunal militaire de Dijon condamna en mai 1948 à cinq ans de travaux forcés Marie-Eugénie F…. dite Annie, la jeune secrétaire bilingue et maîtresse de Hassé, qui connut tout de l’activité du SD de Bourges). »
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* Notons qu’en juillet 44, Joseph Lécussan, antisémite compulsif et pathologique, qui avait été arrêté en avril 1944 et interné sur ordre de Darnand après l’assassinat des époux Basch, le 10 janvier 1944, puis libéré, n’exerçait plus aucune responsabilité au sein de la Milice.