Voutezac : « L’affaire des oisifs » (1943)
A partir de mars 1942, Fritz Sauckel, le commissaire général du IIIe Reich pour l’emploi de la main d’œuvre, s’est employé à recruter le maximum de travailleurs dans toute l’Europe, et tout particulièrement en France.
Le 4 septembre 1942, le gouvernement de Vichy, afin de satisfaire une demande pressante, a promulgué une loi « relative à l’orientation et l’utilisation de la main d’œuvre » en vue de mobiliser les hommes de 18 à 50 ans et les femmes de 21 à 35 ans. Mais une seconde loi a vu le jour le 16 février 1943, encore plus contraignante, instituant un Service du Travail Obligatoire (STO).
Les jeunes gens nés entre le 1er janvier 1920 et le 31 décembre 1922 devaient se présenter à la Mairie du chef-lieu de canton dont dépendait la commune où ils résidaient, pour y être recensés et y subir une visite médicale.
Il se trouve que d’autres personnes ont été concernées par cette loi, au terme d’un processus inédit, le plus souvent passé sous silence dans les ouvrages généralistes.
Trois victimes
Courant mars 1943, le président de la délégation spéciale de Voutezac a reçu de la préfecture de la Corrèze une note lui demandant d’établir la liste des « oisifs », vivant sur le territoire de sa commune, avec le concours de trois personnes qualifiées de « respectables » ou d’ « honorables ».
D’après la déposition qu’il a faite devant le 14e Bataillon FTP, ils ont tous les quatre « déterminé les noms des jeunes gens susceptibles de [les] intéresser. » Il ne s’est pas rendu compte que les actes de ses subordonnés, qui l’ont, dit-il, « largement influencé dans cette circonstance, tombaient sous [sa] responsabilité. »
« Quand ces trois jeunes gens ont été découverts, personne n’a élevé la voix.
Quelques jours plus tard une voiture des GMR est arrivée, a enlevé les trois jeunes gens qui avaient été arrêtés à 4 heures du matin par les gendarmes d’Objat. Une grosse émotion a régné dans le bourg pendant quelques jours, et voyant cela la délégation spéciale conduite par moi est allée à la préfecture pour protester contre la forme d’arrestation de ces jeunes gens. Leur sort ne m’a pas préoccupé. Deux sont revenus après une intervention de l’intendant de police.
J’ai reçu une deuxième circulaire environ un mois après me demandant un autre état d’oisifs. Je n’ai pas répondu à ce sujet.
Je reviens sur le fait que personne n’a élevé la voix après la désignation des trois jeunes gens.
Il est absolument faux qu’un membre de la commission ait élevé la voix contre ce projet. Je démens avoir dit : « Nous sommes trois contre vous. » Je n’ai pas songé à m’inquiéter que ces gens allaient travailler pour l’organisation Todt.
Je reconnais avoir exécuté fidèlement les ordres sans songer à transmettre une liste néant ou à transmettre une liste sabotée. »
Cultivateur et président de la délégation spéciale, dont il a démissionné au mois de février 1944, il avait 75 ans. Il était membre de la Légion des Combattants.
Le deuxième membre de la commission est né le 2 mai 1887 à Redfern Sydney (Australie), d’origine belge, mais naturalisé français en 1932 ; volontaire en 1914, Croix de guerre belge.
Il précise qu’en « consultant les listes de recensement », ils ont ensemble « examiné le cas de chacun » et se sont arrêtés sur trois noms, qu’ils ont « d’un commun accord», décidé d’« inscrire sur la liste des oisifs », vu qu’ils ne leur « paraissaient pas travailler ». C’est par la rumeur publique qu’il a appris que les trois jeunes gens avaient été emmenés « comme des salauds ». Et d’ajouter qu’il ne pensait pas « que cette liste serait envoyée et qu’il ne s’est pas préoccupé du sort des jeunes gens. »
Comme le maire, il était légionnaire.
Le troisième témoin, auditionné dans le contexte de la libération du département, a déclaré que malgré son opposition, trois jeunes furent désignés et internés, une quinzaine de jours plus tard, au camp de Nexon (Haute-Vienne), d’où deux d’entre eux furent relâchés, alors que le troisième fut transféré en Allemagne.
Le secrétaire de mairie, présent à la délibération, a confirmé que ce dernier témoin avait bien « protesté pour l’envoi d’une liste néant », mais que le président de la délégation spéciale lui avait rétorqué ceci : « Nous sommes trois contre vous. »
Ces trois témoignages montrent combien l’exigence de vérité se heurte à la difficulté d’une enquête historique. Jean-Marc Berlière a raison lorsqu’il écrit que « le témoin, et c’est humain, a oublié, se trompe, confond, recompose, occulte, fabule, exagère, reconstruit, ment, invente, se vante, dissimule. »
Une des trois victimes a témoigné, ce qui aide à mieux comprendre les tenants et aboutissants de cette sombre « affaire. » Le 1er septembre 1944, Jacques Lajugie, alors secrétaire à la Police de Sûreté de Limoges, a déclaré qu’au début du mois d’avril 1943, trois ou quatre jours avant qu’il ne se présente à un concours de la Police, il a été arrêté par la gendarmerie d’Objat et immédiatement transféré au camp d’internement de Nexon par une voiture des GMR de Tulle. Avec lui se trouvait Jean Sage, qui devait lui aussi se présenter quelques jours plus tard à un examen de la Police.
« Aucune explication » ne lui a été fournie. A la suite de l’intervention de l’Intendant de Police, ils furent tous les deux remis en liberté afin de pouvoir se présenter aux épreuves.
Dès qu’il fut libéré, il s’est livré à une enquête, de laquelle il est ressorti que leurs trois noms avaient été communiqués à la Préfecture de Tulle par un comité spécial, qui avait siégé en secret. Mais impossible pour lui d’obtenir d’autres précisions. Tout ce qu’il fut en mesure d’apprendre, c’est qu’ils avaient « été signalés comme oisifs… »
Cette affaire de Voutezac illustre, de façon saisissante, combien l’historien doit être prudent, et même précautionneux, lorsqu’il construit son récit à partir de témoignages, et prouve, s’il en est besoin, qu’il doit se livrer « à des vérifications scrupuleuses, des croisements incessants et des recoupements multiples. »
Afin de mieux débusquer des contradictions, des alibis et des a priori, des justifications et des subterfuges…
Gilbert Beaubatie
Vice-président de l’association HSCO