Des historiens contre l’Histoire ?

Des historiens contre l’Histoire ?

Par Alain Michel

8523217-13409193 crédit sabrina belkhiter

(Crédit photo : Sabrina Belkhiter/Salon du livre d’Histoire 2015)

Il existe des domaines de l’Histoire dans lesquels les affirmations des historiens deviennent tellement consensuelles qu’il semble impossible de prendre leur contre-pied, d’apporter une vision différente ou de tenter de susciter un débat. La communauté historienne a tranché, et il n’y a plus place pour une éventuelle remise en cause de certaines de ces affirmations même si elles peuvent être infondées. De plus, comme dans l’histoire du “téléphone arabe”, l’erreur ou l’imprécision de départ a tendance à acquérir sa propre autonomie et à se déformer encore plus, s’éloignant encore de la vérité objective. La seconde guerre mondiale, s’en doute du fait de ses aspects idéologiques et moraux, est un terreau fort productif pour ce type d’affirmations non contrôlées, particulièrement en ce qui concerne l’occupation en France et le rôle du gouvernement de Vichy. Travaillant depuis plusieurs années sur la question de la Shoah en France, et notamment du rôle de Vichy dans la déportation et l’assassinat de près de 80.000 Juifs qui habitaient en France à cette période, je passe une partie de mon temps à relever les erreurs ou les exagérations de nombre d’historiens sur telle ou telle question. Se pose alors un problème de conscience : faut-il “dénoncer” publiquement ces erreurs, c’est-à-dire non seulement rétablir les faits dans mes propres travaux, mais également citer les inconséquences de certains de mes collègues historiens? Il y a quelque chose de désagréable dans le fait de mettre ainsi au pilori des historiens qui produisent également, par ailleurs, des travaux intéressants et importants. Mais d’un autre côté, le fait que ces historiens soient connus, honorés, voire parfois encensés, renforce encore plus les déformations dont nous avons parlé. Leur autorité reconnue a, en quelque sorte, valeur de preuve. Il est donc peut-être encore plus nécessaire, et presque d’utilité publique, de souligner les erreurs graves qui se glissent, ici ou là chez ces historiens reconnus, concernant des faits historiques (il est bien évident qu’il ne s’agit pas de “dénoncer” les interprétations de ces mêmes faits, l’interprétation étant par essence non-objective).

Je désire prendre ici un exemple précis pour illustrer ce phénomène, celui de la loi du 22 juillet 1940 relative à la révision des naturalisations; mon choix d’exemple est motivé par deux raisons. D’une part du fait de l’utilisation déformée de cet événement précis, qui est devenue courante chez nombre d’historiens. D’autre part car l’historienne Claire Zalc a réalisé un travail extrêmement minutieux et complet autour de cette loi et de son application pour la HDR qu’elle a soutenu en décembre 2015, et dont j’ai pu consulter un exemplaire. Ce travail devrait être publié dans les mois qui viennent et il faut espérer que cette mise au point scientifique remettra les pendules à l’heure, encore qu’en matière d’idées reçues, il ne faut jurer de rien.

Quelques mots, tout d’abord, sur cette loi du 22 juillet. Elle comprend 3 articles[1] :

Art. 1er. Il sera procédé à la révision de toutes les acquisitions de nationalité française intervenues depuis la promulgation de la loi du 10 aout 1927 sur la nationalité.

Art. 2. Il est institué à cet effet une commission dont la composition et le mode de fonctionnement seront fixés par arrêté du garde des sceaux, ministre secrétaire d’Etat à la justice.

Art. 3. Le retrait de la nationalité française sera, s’il a lieu, prononcé par décret pris sur le rapport du garde des sceaux, ministre d’Etat à la justice, et après avis de cette commission.

Ce décret fixera la date à laquelle remontera la perte de la qualité de Français.

Cette mesure pourra être étendue à la femme et aux enfants de l’intéressé.

On le voit, ce texte de loi est xénophobe, mais il n’est pas lié directement à l’antisémitisme. Parmi les étrangers ayant acquis la nationalité française à la période concernée, il y a bien sûr des Juifs, mais cette loi ne les vise pas de manière particulière, et aucun texte d’accompagnement ou déclaration de presse contemporains de la publication de la loi ne fait la moindre allusion aux Juifs. Certains diront peut-être que l’association des mots “étranger” et “juif” est courante dans les années trente, mais on est déjà dans une interprétation qui ne se rattache à aucun fait, du moins au moment de la promulgation de la loi. C’est au bilan que l’on constate que l’application de cette loi a été nettement plus sévère pour les Juifs naturalisés que pour les non-juifs. Claire Zalc note ainsi que dès septembre, les instructions données à la commission réclament un examen tout particulier des dossiers des Juifs étrangers naturalisés. Mais, bien entendu, l’application antisémite d’une loi ne transforme pas celle-ci en une loi antisémite. La loi de 1955 sur l’Etat d’urgence a été adoptée dans le contexte des “événements” d’Algérie. Son application en 2015 suite aux attentats du 13 novembre ne transforme pas les députés de la quatrième république en pourfendeurs du Djihadisme.

Pendant longtemps, ceux qui se sont penchés sur la Shoah en France n’incluent pas cette loi dans leurs préoccupations. Raul Hilberg dans sa description de la situation française ne l’aborde pas, et lorsque le CDJC (aujourd’hui Mémorial de la Shoah) associé à l’Association de Serge Klarsfeld, la FFDJF[2], publie “Les Juifs sous l’occupation : recueil des textes officiels français et allemands, 1940/1944” en 1982, la loi du 22/7/40 n’y apparaît pas, puisqu’il ne s’agit pas d’un texte légal concernant de manière particulière les Juifs sous l’occupation. Il semble que Marrus et Paxton, l’année précédente dans leur livre “Vichy et les Juifs[3], soient les premiers à associer, prudemment, la loi du 22 juillet 1940 au récit de l’antisémitisme vichyssois. Il faut remarquer cependant que dans la nouvelle version du livre, parue en 2015, ces auteurs renforcent leur prudence en parlant “d’autres lois, antérieures au statut, [qui] semblent plus xénophobes qu’antisémites“.

Cette prudence va s’effacer de plus en plus chez d’autres auteurs. En 1993, dans son “Calendrier de la persécution des Juifs en France“, Serge Klarsfeld mentionne à la date du 22 juillet 1940 le décret-loi de Vichy mais termine sa notice par cette phrase “Au total plus de 7000 Juifs seront officiellement dénaturalisés, ce qui facilitera souvent leur déportation ultérieure“. Non seulement le constat de la “facilité de la déportation” est totalement gratuit, puisque qu’aucune étude n’a établi une éventuelle corrélation ou non entre dénaturalisation et déportation, mais de plus, en ne mentionnant que les Juifs et en “oubliant” les plus de huit mille non-juifs dénaturalisés, il laisse entendre que cette loi ne concerne que les premiers[4].

La même année, François et Renée Bédarida[5], s’ils n’omettent pas eux de rappeler les non-juifs, introduisent la Loi en question par une phrase sans ambigüité : “A Vichy, dès les premiers pas du nouveau régime, à la croisée de l’antisémitisme doctrinaire et de l’antisémitisme vulgaire, on s’active contre ceux que Maurras appelle les “étrangers de l’intérieur”.” La mesure xénophobe est donc devenue franchement antisémite.

Tout le monde ne tombe pas dans ce piège, il faut le préciser, que ce soit Renée Poznanski, André Kaspi ou Asher Cohen dans leurs ouvrages sur la Shoah en France qui paraissent dans les années 1990. En fait, c’est surtout dans les ouvrages généraux sur la période de Vichy qu’erreurs et imprécisions foisonnent. J’en prendrai deux exemples. En 2007, Henry Rousso fait paraître un Que Sais-je sur “Le régime de Vichy“. Il y écrit carrément : “La première mesure de Vichy contre les juifs date du 22 juillet 1940, moins de deux semaines après l’instauration du nouveau régime. Elle concerne la révision des naturalisations[6]. On ne peut être plus clair dans la déformation des faits et cela pose question quant à la méthode de travail de cet important historien. Plus récemment, Marc Ferro, dans son livre Pétain, les leçons de l’Histoire, parlant des premières mesures prises contre les étrangers, écrit lui que “le 22 juillet 1940, sans aucune demande préalable des Allemands, le ministre de l’intérieur Raphaël Alibert retire leur nationalité à 15 154 étrangers, sur environ 500 000 naturalisés depuis 1927. Parmi eux se trouvent 40 % de Juifs“. Raphaël Alibert, qui est d’ailleurs garde des sceaux et non pas ministre de l’intérieur, aurait donc en un jour dénaturalisé toutes ces personnes, ce qui est bien sûr faux et supprime toute la profondeur chronologique de l’application de la loi concernée. De plus, on se demande en quoi les Allemands auraient dû intervenir dans une mesure qui concerne la reconstruction de la France vue par Vichy en été 1940.

Quel est l’enjeu derrière ces affirmations inexactes? Depuis plus de trente ans, la Shoah en France est devenu l’événement central de l’historiographie de Vichy, le paradigme incontournable de l’histoire de cette époque. Pour certains auteurs, il est donc important de montrer que dès ses premiers pas, le régime de Vichy a placé l’antisémitisme et la persécution des Juifs au centre de ses préoccupations principales. Or il se trouve qu’à part la suppression du décret Marchandeau[7], le 16 août 1940, il n’existe aucune mesure spécifique de Vichy contre les Juifs jusqu’au statut des Juifs, début octobre 1940. Au lieu de se poser la bonne question historique, qui a mon avis devrait être “comment expliquer ce tournant brusque de l’adoption du statut en octobre 1940 alors que rien ne l’annonçait vraiment?”, il est plus facile apparemment pour certains historiens de transformer une mesure xénophobe en mesure antisémite, “démontrant” ainsi que l’antisémitisme est le péché originel du régime de Vichy. Nous sommes ainsi en présence d’une Histoire idéologique et téléologique, qui mérite d’être dénoncée car elle constitue finalement une nuisance pour l’Histoire scientifique à vocation d’objectivité, même si cette dernière est difficile à atteindre.

 

 

[1] In Dominique Rémy, Les lois de Vichy, éditions Romillat, 1992, pp. 55-56.

[2] Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France.

[3] Calmann-Lévy, 1981, p.17-18.

[4] Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France et The Beate Klarsfeld Foundation, juillet 1993, p. 18.

[5] In s.d. Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, La France des années noires“, tome 2, Seuil, 1993, réédition 2000, p. 150.

[6] Puf, 2007, p. 80.

[7] Qui en avril 1939 restreint la liberté de la presse en prévoyant des poursuites « lorsque la diffamation ou l’injure, commise envers un groupe de personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée, aura eu pour but d’exciter à la haine entre les citoyens ou les habitants »

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